Neuf heures. Le réveil sonne. Sur le smartphone programmé hier dans un élan de motivation. Pas facile d’émerger. Je m’étire, roule sur le côté. Mes jambes basculent dans le vide. Mon pied droit rencontre le sol, aussitôt rejoint par son compère. Une vague de satisfaction me submerge. J’ai atteint mon premier objectif.
Je prépare mon petit-déjeuner. Tranches de pain grillé. Confiture de figue. Café. Oranges pressées. Rien d’exceptionnel. Juste ce qu’il faut pour emmagasiner un minimum d’énergie.
Dehors le ciel a viré au gris. La chaleur s’est envolée, chassée par un petit vent frais. Les feuilles des arbres bruissent. Je ne supportais plus le soleil accablant des derniers jours. Toujours le même temps, la même torpeur, la même envie de lézarder. Pour un peu, je me réjouirais d’une averse.
Je prépare le sac à dos. Bouteille d’eau. Lunettes de soleil. Casquette. Smartphone. Papiers. Une petite douche achève de me réveiller. En avant pour l’aventure ! Je remonte l’allée, m’élance sur la route d’un pas décidé. Les paroles d’une chanson me reviennent :
Y’a une route,
Tu la prends, qu’est-ce que ça coûte ?
Y’a même un chien qui court la tête entre les mains.
Manset. Un chanteur que j’écoutais beaucoup à une époque. La route. Un rêve de jeunesse. L’espoir d’un ailleurs. La mienne descend un peu. Pas trop. Les maisons qui la longent semblent vides. Où se trouvent leurs habitants ? Au travail ? En vacances au bord de l’océan ? Devant un écran ? À la Coutausse, j’oblique vers la gauche. J’emprunte le chemin qui grimpe sur quelques mètres, découvre la prairie. L’herbe n’a pas encore été fauchée. Un ruban bleu que je devine électrifié m’oblige à suivre le sentier. Dommage. Plusieurs fois, j’ai piétiné cette étendue vierge. Le temps de prendre quelques photos. Car la vue est splendide. À condition d’oublier la ligne à haute tension qui relie d’imposants pilonnes. Un mal pour un bien. Sous les câbles, les arbres ont été abattus, dégageant ainsi le paysage jusqu’au versant opposé.
Je pénètre dans les bois. De part et d’autre, des troncs déracinés, des branches arrachées. La faute aux tempêtes. Cet enchevêtrement m’interpelle. Combien de temps ces squelettes mettront-ils pour disparaître ?
Le chemin descend. Tout est sec. L’herbe, les arbres, la terre. Les fougères commencent à roussir. Depuis des semaines, la pluie se fait attendre.
La pente se fait de plus en plus raide jusqu’à la deuxième intersection. Je tourne à droite, puis tout de suite à gauche. L’étroit sentier descend dans la forêt. D’un pas régulier, je le suis. Rien ne pourra m’arrêter aujourd’hui. Le chemin monte, descend, vire à gauche, à droite, suit le relief. Les arbres m’entourent, me surplombent, la cime à peine caressée par un courant d’air.
Soudain, un bruit, dans les fourrés, derrière moi. Je m’arrête. S’agit-il d’un chevreuil, d’un sanglier, d’un loup ? Que faire en cas d’attaque ? Quelle attitude adopter ? Faut-il courir ou affronter l’adversaire ? Dans un tel cas, je serais démuni. J’improviserais. Après avoir tapé dans les mains pour effrayer l’intrus, je reprends le cours de ma balade. Mon imagination fertile me joue souvent des tours.
Plus loin, Le Haut-Monteil, une grande propriété. Je bifurque sur à gauche et je continue de descendre. Je pénètre alors sur un territoire inconnu. Jamais encore, je ne me suis aventuré aussi loin. Ça et là, des taches vives illuminent les feuillages. Les nuages seraient-ils en train de me fausser compagnie ? Je lève la tête, repère un coin de ciel bleu puis je m’arrête pour me rafraîchir. L’eau remplit ma bouche, coule dans ma gorge. Quelque part, des oiseaux chantent sans se montrer. Combien de sons différents ? Combien d’espèces ? Aucune idée.
Le chemin serpente au gré du terrain accidenté, descend brusquement pour aussitôt grimper à nouveau. Mes pieds suivent le tracé, choisissent la bonne pierre pour se poser, le meilleur emplacement, en quête d’un minimum de stabilité. Mon esprit vagabonde. Un sentiment de bien être m’envahit. Chaque idée est chassée par une autre. Seule compte la marche. Je progresse. J’avance. J’explore. Des odeurs montent du sol. La terre sèche. L’humus. Le bois en décomposition. J’évite les crottes, remplies de noyaux, enjambe les ruisseaux qui grouillent d’insectes, adapte mon pas au relief. Je vis une expérience unique que plus personne jamais ne connaîtra. Comment pourrait-on reproduire la même lumière, les mêmes sons, les mêmes sensations ?
Je m’arrête devant un tronc déchiqueté à la forme étrange. Une sorte de totem, sculpté pas les éléments. Deux yeux m’observent. Une bouche lance un cri inaudible. Un nez pointu me renifle. Je le salue bien bas avant de reprendre mon chemin.
Plus loin, je m’arrête devant l’entrée d’un abri en pierres. S’agit-il d’un souterrain qui mène à un château oublié ou à un monde parallèle ? Je n’ose pas m’y aventurer. La peur du noir, des rats et du cadavre qui est sûrement en train d’y pourrir. Décidément, mon imagination me joue des tours. Le temps d’une photo et me voilà reparti. Je reviendrai plus tard, ou pas.
Encore plus loin, sur une souche, une grappe de champignons orange profite d’un rayon de soleil. Vénéneux, sans aucun doute. En flore non plus, je ne connais rien. J’ai toujours vécu en ville. Personne ne m’a enseigné le nom des plantes, des oiseaux. Tous ces mystères m’échappent. Un jour peut-être, j’apprendrai.
Le chemin rejoint une propriété. La Vignote. Drôle d’appellation qui fait penser à une petite vigne. Mais par ici, le sens des mots varie. Vignote peut signifier rocher, ou autre chose. Ailleurs, on emploie bien le terme vache pour parler des sources. Tout est possible. Sur ma droite, une route goudronnée qui rejoint sûrement celle que j’ai empruntée au départ. Je prends à gauche, sur un chemin qui continue à descendre en essayant de ne pas penser à la remontée qui m’attend.
Le sentier serpente tranquillement. Le soleil s’est à nouveau caché. Le temps s’est dissous. Seule compte la marche. Je transpire. Le tee-shirt colle à ma peau. Mes jambes commencent à fatiguer. Mon estomac se creuse. Je pense aux madeleines que je n’ai pas emportées. Je n’avais pas prévu de crapahuter autant. C’est pourtant toujours le même scénario. Parti pour une petite balade, je me laisse entraîner par mes pieds. Mes entrailles patienteront. Pas question de revenir en arrière.
Le sentier longe maintenant une mare verdâtre. Un bassin que je contourne. Pas très accueillant. Mais surprenant dans un tel lieu. À quoi sert-elle ? Je ne repère aucun champ, aucune prairie. Plus haut, un filet d’eau sort d’un tuyau. Cette forêt me réserve bien des mystères.
J’entame la remontée, ralentis l’allure, cale mon pas sur ma respiration. Le rythme de mes rares sorties en montagne me revient. Ne pas forcer. Ne pas s’épuiser. Se concentrer sur le chemin. Ne pas se décourager. Je le savais, toute descente précède une montée.
Je croise un couple de randonneurs équipés de bâtons. Je les salue. Ils me répondent. C’est la règle. En mer, les nageurs s’ignorent, mais sur terre, les marcheurs se disent bonjour. Un signe de respect. Au début, je ne comprenais pas. Je pensais que tous les promeneurs se connaissaient.
Le souffle court, j’atteins un embranchement. Des panneaux indiquent les directions. Le Maugein à droite. La Coutausse, à gauche. Allons-y pour La Coutausse. Je connais ce trajet pour l’avoir déjà emprunté. Je découvre la camionnette désossée que j’avais photographiée il y a quelques années. Les tôles se sont désolidarisées. Bientôt, le véhicule sera disloqué. À en croire ses lignes arrondies, il doit dater des années soixante, voire cinquante. Une vraie antiquité.
Encore un effort. Je retrouve la prairie qui m’avait accueilli au départ. Les derniers hectomètres se déroulent au ralenti. J’emprunte le pas du randonneur satisfait. Lourd. Fatigué. Le corps encrassé couvert de sueur. Heureux d’avoir vécu cette aventure, et le cœur rempli de promesses pour un nouvel exploit. Je changerai d’itinéraire, de paysage. J’explorerai un nouveau parcours, ouvrirai de nouvelles perspectives.