Elle n’est pas vraiment belle. Elle n’est pas vraiment moche. Même pas quelconque. Elle est. Tout simplement. Sans fioritures. Sans effets. Elle fait son boulot, la serveuse. Été comme hiver. Elle s’affaire, passe d’une table à l’autre, remplit les verres et les tasses, prépare les desserts, accueille les clients, encaisse ceux qui partent. Toujours sur la brèche.
Depuis des années, je viens déjeuner dans cette brasserie. À la longue, une forme de connivence s’est développée. La serveuse connaît mes habitudes, mes goûts. Et moi, son prénom. Constance. Lorsque je franchis la porte, son visage revêche s’éclaire. Nous échangeons quelques banalités. Et je m’installe. Souvent à la même table. Parfois ailleurs si cette dernière est occupée. Je sors alors mon livre du midi. Un roman simple, facile à lire dans un endroit fréquenté. Car mon attention est fragile. Un rien la perturbe. Une conversation à la table voisine. Une silhouette qui passe dans la rue. Un regard que je croise.
Le plat du jour arrive tout seul. Pas besoin de le commander. Constance sourit, me souhaite un bon appétit. Je la remercie. Nos échanges sont limités. Parfois, une plaisanterie fuse, un rapprochement s’esquisse. La semaine dernière, elle m’a touché le bras. Pas effleuré, mais vraiment touché. Elle a posé sa main. Un geste naturel, amical. Ce contact furtif m’a pris de cours. J’ai fait comme de rien n’était. Elle s’est écartée. J’ai contemplé mon assiette. Point.
Je ne m’attarde jamais très longtemps au restaurant. Surtout en hiver. Mon repas terminé, je me réserve pourtant un quart d’heure de lecture. Une pointeuse m’attend ailleurs. Car, malgré mon air détaché, je travaille. Il faut bien gagner sa vie.
Aujourd’hui, je ne suis pas pressé de retrouver mes collègues. Je tourne les pages du roman. Encore un chapitre. La fin approche. Interrompre ma lecture serait un crime. Je vais gruger, raconter un bobard. Ce ne sera pas le premier. Je vais oublier de pointer. Sans ressentir la moindre culpabilité. À chacun ses priorités.
Peu à peu, la brasserie se vide. Une petite musique monte doucement. Un vieux morceau de jazz dont je ne connais ni le titre ni le nom de l’interprète. Aucune importance. Derrière son bar, la serveuse essuie des verres d’un air absent.
J’atteins la dernière page à regret. J’aurais tant voulu prolonger la lecture, repousser l’instant fatidique. Je déguste l’ultime paragraphe, survole les notes, la biographie, étudie quatrième de couverture. Puis je me résigne. C’est fini. La réalité m’appelle. Alors, je me lève, enfile mon épaisse parka, glisse le bouquin dans une poche, rejoins le comptoir.
La serveuse s’approche en souriant. Je dégaine ma carte bancaire, règle mon repas. Le son strident d’une trompette m’accompagne. Puis une voix de femme. Ella Fitzgerald entame Summertime. Bientôt rejointe par Armstrong.
« Tout s’est bien passé ? » demande Constance.
« Parfaitement. Comme toujours. ».
Je range ma carte en ajoutant :
« Sympa, la musique ».
« Cela donnerait presque envie de danser ».
Tout est dans le « presque ». Un simple mot qui signifie beaucoup. Un aveu d’impuissance. Un regret en devenir. Ou une perche tendue. Une invitation à rêver.
Sans réfléchir, je saisis la perche. Je prends la main de la jeune femme pour l’attirer à moi, enlace sa taille. À peine surprise, elle se laisse entraîner, pose sa tête sur mon épaule. Instant magique. Hors du temps. La musique nous emporte. Plus rien ne compte. Nous bougeons à peine. Juste ce qu’il faut. Centimètre par centimètre. Surtout ne rien brusquer, ne rien provoquer, ne pas risquer de tout gâcher. Profiter du moment. Oublier le reste. Vivre.