Meilleurs voeux
Meilleurs vœux !
Meilleurs vœux !
Meilleurs vœux !
Mon cul !
Que signifie cette expression d’ailleurs ? De quels vœux s’agit-il ? Petite, je confondais les vœux et les œufs. Je ne voyais pas le rapport entre les seconds et le Nouvel An. Je connaissais bien les œufs de Pâques, mais pas ceux du premier janvier. Maintenant, je ne confonds plus, mais je ne comprends pas mieux.
« Bonne année », à la rigueur, pourrait convenir, mais « Meilleurs vœux »…
Le premier qui me les souhaite, je lui arrache les yeux avec mes ongles acérés. À bon entendeur…
Après deux semaines de vacances, je rentre, le cœur lourd. Mes chères montagnes ne sont plus qu’un souvenir. Tout comme ma famille, les balades en raquettes et le feu de cheminée. Au moment de partir, mes yeux se sont embués. L’envie de rester était trop forte. Mais le devoir m’appelait. Je suis trop raisonnable. Voilà mon tort. Je n’ai jamais pris le risque de tout plaquer.
L’esprit débordant de regrets, je pénètre dans le sinistre bâtiment, un imposant paquebot en verre, échoué à proximité du centre-ville. Une aberration architecturale qui vieillit mal. Des pans entiers de métal menacent de se décrocher.
Un vigile remplace l’habituelle hôtesse d’accueil. Il porte un uniforme bleu marine. Je le salue de loin. Son regard inquisiteur me suit pendant ma traversée du hall. Quelque chose semble le contrarier. Mes cheveux rouges peut-être ? Cette année, j’ai décidé de procéder à de petits changements. Rien de spectaculaire. Juste quelques touches de couleur, pour commencer.
Je gravis l’escalier qui mène au premier étage et pénètre dans mon bureau sombre. Ma doudoune écarlate accrochée à la patère, j’allume mon ordi en soupirant.
Bizarrement, mes deux collègues ne sont pas encore arrivés. J’imagine des problèmes divers et variés, des enfants qui rechignent à retourner à l’école, une panne d’oreiller, une batterie défaillante.
Je jette un œil déçu par la fenêtre. La vue n’a pas changé : façades blêmes, poubelles entassées, trottoirs souillés. L’absence de circulation m’interpelle. À cette heure matinale, des véhicules de toutes sortes devraient former une file indienne. Mais ce aujourd’hui, un calme plat règne. Me serais-je trompé de jour ? Un examen rapide du calendrier m’informe que non. Nous sommes bien le trois janvier, jour de reprise.
Pas de bol, j’ai oublié mon mot de passe. Je connais la procédure. À la troisième tentative, mon ordi sera bloqué. Je contacterai alors le centre de services afin d’expliquer mon problème à un interlocuteur blasé. Un quart d’heure plus tard, un technicien daignera me rappeler pour réinitialiser mon compte. Un jeu d’enfant ! En ai-je seulement envie ? Non.
Quelle idiote je fais ! J’avais pourtant pris soin d’écrire le sésame sur un post-it, enfreignant ainsi la principale règle de sécurité : « Ton mot de passe, tu ne noteras point ». Si je me souviens bien, au moment de partir en vacances, j’ai débarrassé mon bureau de tout ce qui l’encombrait, y compris les post-its. Tout a atterri dans la poubelle. J’étais pressée d’en finir, de tirer un trait sur une année pénible avec l’espoir de ne plus revenir. C’est ainsi. À chaque départ en vacances, je rêve de tourner la page. Les retours n’en sont que plus difficiles.
Poussée par la curiosité, je tente une sortie dans le couloir, bien décidée à envoyer bouler le premier qui me présentera des meilleurs vœux. Ma réputation de peste doit être entretenue. Cela fait des années que j’y travaille.
Un silence inhabituel règne sur l’étage. Seul le distributeur de café ose émettre une plainte, une sorte de cliquetis exaspérant qui se répercute sur les murs. Cela fait belle lurette que je n’utilise plus cette machine. En règle générale, j’évite les lieux de rassemblement.
Les bureaux sont vides. Les lumières sont éteintes. Un vrombissement attire cependant mon attention dans le lointain. Je progresse doucement, l’oreille aux aguets. La moquette étouffe mes pas. À mesure que j’avance, l’origine du bruit se précise. Derrière les toilettes. Dans le local technique. L’imprimante vomit un flot de papiers qui se déversent sur le sol. Rien ne semble pouvoir l’arrêter. Je m’empare d’une feuille, par curiosité. « Réveillez-vous ! Les dernières mesures liberticides n’ont qu’un but : instaurer un régime d’exception. Ne vous laissez pas endormir par le discours lénifiant de ce gouvernement dictatorial qui ne pense qu’à se remplir les poches. Résistez ! ».
Je reprends mon exploration, bien décidée à découvrir l’auteur de cette prose. Jamais le couloir ne m’a paru aussi long. Les bureaux vides se succèdent, aussi sombres les uns que les autres. Tout au fond se trouve l’open space, une salle spécialement dédiée au dernier projet en vogue. Un vaste espace où chacun surveille son voisin. Seule l’équipe compte. Chacun est ainsi amené à s’autocensurer s’il ne veut pas se faire éjecter.
J’ai toujours refusé de participer à de telles expériences, n’ayant pas l’âme d’une souris de laboratoire. Mon job est et doit rester alimentaire. Certains diront que je suis aigrie. Peut-être. En tout cas, je ne me laisse pas abuser par les discours infantilisants sur l’indispensable innovation ni sur le bien être au travail.
Au milieu de l’open space, dans le halo orangé d’une lampe de bureau, un inconnu s’active sur son clavier. La trentaine à tout casser. Les yeux cernés. Un énorme casque rose sur les oreilles. Il ne m’a pas remarqué. J’ai beau m’approcher en agitant les bras. Il ne me voit pas. Soudain, il lève la tête en hurlant : « Ah, ah ! Cette fois, c’est la bonne. On va tous crever ». Une quinte de toux lui secoue alors les entrailles. Terrible. Sa poitrine semble prête à exploser. Il va cracher ses poumons. Je recule. Dans un dernier spasme, l’homme s’écroule sur son ordi.
Paniquée, je retourne dans le couloir. En principe, je devrais demander de l’aide. Mais à qui ? Au vigile, peut-être. Alors que je parcours le chemin qui me sépare de mon bureau, le mot de passe surgit du néant : « Rebelle69* ». Comment ai-je pu l’oublier ? Je le tape, ouvre ma messagerie. Un texte du directeur s’affiche : « Suite aux dernières annonces gouvernementales au sujet de la crise sanitaire, le télétravail redevient la règle pour tous les salariés. Jusqu’à nouvel ordre, l’accès aux bureaux est interdit. En attendant, je vous présente mes meilleurs vœux ».