iel

Iel

‒ Bonjour, je viens chercher une commande.
Camille fait semblant de découvrir son interlocutrice. De loin, iel a vu cette
femme pousser la porte de la librairie, puis s’élancer dans l’allée. D’un pas décidé.
Grande. Brune. Vêtue d’un manteau camel ouvert sur une jupe crayon anthracite et
un chemisier violet. Les jambes gainées de noir. Elle a traversé la boutique pour venir
se planter là. Sans aucune hésitation.
‒ Bonjour. À quel nom s’il vous plaît ? s’informe Camille.
‒ Labelle. Adélaïde Labelle.
La femme porte bien son patronyme. Sourire avenant. Une élégance naturelle.
Un mélange de bienveillance et de détermination dans le regard ironique. Des
sourcils parfaitement dessinés. Rien d’ostentatoire. Juste ce qu’il faut pour entrer
dans la catégorie des personnes distinguées. Du grand art !
Camille tapote sur le clavier. Cette femme a bien réservé un livre. Iel s’en
souvient de l’avoir préparé ce matin. « Le deuxième sexe » de Simone de Beauvoir.
Deux tomes en édition de poche.
‒C’est bon, fait iel. Je vais le chercher.
Camille s’envole plus qu’iel ne marche. Le regard de la femme lui brûle le dos.
Iel s’introduit dans la réserve. Les commandes sont regroupées sur une table. Bien en
vue. Impossible de les ignorer. Tous les domaines sont représentés : romans, manuels,
BD, guides touristiques, livres de cuisine… Iel attend un instant, respire. Son coeur
bat la chamade. Iel essaie de se maîtriser.
Cette femme lui évoque quelque chose. Iel l’a déjà aperçue. Mais où ? À la
librairie ? Peut-être. Cela lui semble improbable. Iel se souvient de l’émotion, pas du
contexte.
Camille croise alors son reflet dans la vitre encrassée d’une bibliothèque qui
protège de précieux ouvrages de la poussière. Iel se sent moche. Avec ses cheveux
courts, son visage blême, son pull gris difforme et son jean trop large. Une apparence
pourtant assumée. Car iel ne veut ressembler à personne. Le neutre lui convient. Iel se
fond dans le paysage sans se faire remarquer. Garçon manqué ou fille ratée ? Iel n’a
jamais su. Ce n’est pas faute d’avoir cherché. Iel navigue de l’un à l’autre, au gré des
vents. Non pas par choix, mais par simple incertitude.
Iel adore son métier. Passer ses journées au milieu des livres lui plaît plus que
tout. Iel a dû apprendre à répondre aux questions, à sourire, à se montrer aimable. Son
expérience l’avait plutôt habitué à frôler les murs, à se méfier des inconnus.
À son retour, la femme l’accueille avec un grand soulagement.
‒ Merci.
Mais au lieu de s’éloigner comme le font d’habitude les clients, Adélaïde
Labelle ouvre le premier tome.
‒ Vous l’avez lu ? s’enquit-elle.
‒ Non, répond iel, décontenancée. On n’est pas obligé de connaître tous les
livres qui se vendent dans la librairie.
‒ Je comprends. Mais vous auriez pu le lire à titre personnel.
‒ J’aurais pu, mais je ne l’ai pas fait.
Iel aimerait s’enfuir, s’enfoncer dans le sol, échapper à l’attraction de cette
troublante femme. Qu’attend-elle pour partir ?
‒ C’est un cadeau, explique Adélaïde. Pour une amie qui est un peu perdue en ce
moment. J’espère que ce livre l’aidera.
Iel cherche une banalité à prononcer. Une ineptie. Un trait d’humour. En vain.
Rien ne vient. Les mots s’évaporent. Les idées se brouillent. Iel se contente d’afficher
un triste sourire.
‒ On ne naît pas femme, on le devient, murmure la cliente. Qu’en pensez-vous ?
Iel se sent bête, penche la tête, s’affaisse.
‒ Je ne sais pas, avoue-t-elle.
‒ Comment une phrase si simple a-t-elle pu ouvrir tant de perspectives ?
Camille a l’impression de passer un oral. La cliente attend une réponse.
Laquelle ?
‒ C’est un vaste débat, balbutie-t-iel.
‒ En effet.
La femme ferme le livre, lève la tête, dévisage son interlocutrice.
‒ On se connaît, non ? déclare-t-elle.
‒ Je ne crois pas, ment la libraire. Vous trouverez du papier cadeau à la caisse.
‒ Très bien. Je vous remercie.
‒ Bonne fin de journée.
‒ Au plaisir !
Ce soir Camille sort. Iel se pomponne pour retrouver des amies dans un bar du
centre-ville. Un lieu chaleureux pour un public arc-en-ciel.
Peau veloutée. Joues rougies. Sourcils redessinés. Cils épaissis, étirés. Paupières
colorées. Lèvres peintes. Iel a choisi sa robe préférée. Bleue électrique. Courte.
Légère. Échancrée. Parfaitement ajustée. Sur sa tête, une perruque. Celle au carré.
Avec une frange. Trop blonde pour être vraie. Brillante. Mi-longue. Une paire de
bottines noires complètent le tableau.
Le samedi, Camille change de peau. Iel veut s’amuser, bouger, s’égosiller,
danser, frôler. Iel a envie de s’éclater, de se faire draguer. Iel rêve d’oublier, de
s’oublier.
Pour l’instant, iel observe, le menton calé entre les mains. Les coudes plantés
dans la table. Ses trois amies jacassent. Des histoires qu’iel a entendues mille fois.
Des anecdotes. Des rencontres. Du cul.
Iel a déjà bu son cocktail. Iel en veut un deuxième. Puis encore un troisième. Iel
va picoler sans modération. Jusqu’au bout de la nuit.
Iel se lève, fend la foule, rejoint le bar. Démarche étudiée. Un pied devant
l’autre. En équilibre sur une ligne imaginaire. Des mèches de fibres synthétiques lui
caressent les épaules quand elle tourne la tête.
Deux filles se déhanchent dans un coin, sur la piste de danse. Jeunes. Belles.
Affriolantes. Elles inventent une chorégraphie. Bras en l’air. Jambes pliées. Iel hésite
à les rejoindre, renonce. La soirée ne fait que commencer. Bientôt, le volume va
monter. Les enceintes vont vibrer. Les corps vont se déchaîner.
Échange de sourires avec la barmaid. Elles se comprennent. Pas la peine de
parler. Le cocktail arrive tout seul, par enchantement. Iel glisse la paille entre ses
lèvres. Le liquide envahit sa bouche. Frais. Chaud. Doux. Fort. Sucré. Acidulé. Épicé.
Iel le laisse couler dans sa gorge. Une fesse posée sur un tabouret. Face à la barmaid
qui virevolte d’une cliente à l’autre. La nuque frêle balayée par sa queue de cheval.
‒ Je savais bien qu’on se connaissait.
Camille chavire. Les mots ont été susurrés dans le creux de son oreille. Des
lèvres effleurent sa joue. À qui appartiennent-elles ? Iel recule lentement pour élargir
son champ de vision, distingue une bouche, un nez, des pupilles dilatées, un visage
qu’elle identifie. Iel prend son temps, profite de l’instant présent, de la chaleur qui
l’envahit.
‒ Je ne suis pas physionomiste, finit-iel par reconnaître.
Adélaïde Labelle se penche. Elle porte un débardeur noir, un pantalon moulant
en cuir factice, des boots.
‒ Je n’oublie jamais un visage, affirme-t-elle.
Iel sourit. Son ventre papillonne. Sa respiration s’accélère.
‒ Tu es venue seule ? s’informe Adélaïde.
‒ Non, avec des amies.
‒ Elles ont de la chance.
Iel n’en peut plus. Ses jambes non plus. Elles veulent s’agiter, chasser les
fourmis. Iel vide son verre.
‒ Elle ou lui ? demande Adélaïde.
‒ Iel, répond Camille avant d’entraîner la femme sur la piste de danse.

Image par Gerd Altmann de Pixabay

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