Tout est gris. Le ciel. La mer. Le sable. La digue. Les promeneurs. Avec des nuances qui vont du plus clair au plus foncé, en passant par le bleu et le vert. À droite, du côté des dunes, l’océan se confond avec les nuages. L’horizon a disparu derrière un voile de brume.
Tout porte à croire que la marée commence à descendre. Une étroite bande de sable se dessine. Une frange que les vaguelettes ne parviennent plus à atteindre. Quelques rochers dépassent des flots, solidement ancrés sur cette mer d’huile.
Virginie Serrano arpente la digue. Une horrible construction qui longe le rivage. Un empilement de blocs destinés à briser le ressac. Un support pour la route que les hommes y ont tracé. Un rempart contre l’océan.
Un attroupement s’est formé à l’endroit où la muraille change de direction, dessinant ainsi un coude. Des vacanciers en bermuda et coupe-vent. Une tenue adéquate pour touristes indécis.
Des vélos se sont arrêtés. D’autres, moins courageux, se sont contentés d’immobiliser leur véhicule sans prendre la peine d’en descendre. Plus loin, des pêcheurs surveillent leur attirail, nullement concernés par la scène.
Une rampe de béton permet d’accéder à la plage. Un cabot y sautille, jeune, vif, noir, les oreilles pointues. Un modèle que Virginie ne connaît pas. Ses compétences en la matière restent limitées. Elle ne supporte pas les chiens. Surtout les petits, les teigneux, ceux qui aboient pour un rien, ceux qui se prennent pour des peluches.
Un homme ramasse un galet qu’il jette dans le remous. Sans hésiter, l’animal s’élance, affronte le courant, rejoint l’endroit où la pierre a été engloutie, plonge, disparaît dans les vagues, tête la première, remonte à la surface pour revenir vers son maître, bredouille, mais joyeux.
Ce n’est pourtant pas le canidé qui intéresse les badauds. Les regards se portent plus loin, à quelques encablures. Une femme en doudoune rose emprunte la rampe, descend, s’arrête avant le sable, par peur de se mouiller les pieds, son smartphone à bout de bras, une position difficile à tenir, deux doigts sur l’écran. Elle zoome.
‒ C’est la première fois qu’ils approchent aussi près, prétend un homme, les mains accrochées au guidon de son vélo, le genre je sais tout, je connais tout, j’ai tout vu.
Virginie imite alors des congénères. Son regard survole la grisaille, explore l’immensité, s’attarde sur une bouée, ne repère rien d’exceptionnel. Elle se sent bête, inculte. Elle tend l’oreille, caresse l’espoir d’une information complémentaire. Soudain, une forme attire son attention, sombre, pointue. Au premier abord, rien ne la distingue des rochers qui l’entourent en dehors des reflets brillants qu’elle renvoie parfois. Mais, à bien y regarder, l’apparition flotte, monte, descend, au gré des vagues, se laisse porter, pour finalement s’évanouir.
Un phoque. Venu se prélasser à une vingtaine de mètres de la digue, indifférent aux promeneurs qui s’agglutinent. Nullement dérangé par le chien qui ne se lasse pas de plonger. Pendant quelques minutes, il ne se passe rien. À tel point que Virginie se demande si son imagination ne lui a pas joué des tours. Que viendrait faire un tel animal sur cette côte, bien loin de la banquise où il est censé déambuler ?
Ce soir, dans sa chambre d’hôtel, elle lancera une recherche sur son smartphone et découvrira qu’en effet, des phoques ont élu domicile dans les parages. Deux ou trois individus, rejetés par une tempête, au départ. Une véritable colonie désormais. La proximité des humains ne les dérange pas. Mais pour l’instant, elle se contente de surveiller l’océan, le cœur battant, subjuguée par cette rencontre.
Bientôt, deux nouvelles formes apparaissent plus loin. Au total, ce sont trois phoques que Virginie identifie, ou plutôt, croit identifier avant de tourner les talons.
L’hôtel de la Pointe se dresse derrière les dunes, au bord de la route qui mène à la digue. Aucune construction ne l’entoure. Les promoteurs ont oublié ce lieu. Virginie en déduit que la zone n’est pas aussi accueillante qu’elle le paraît. Surtout en cas de tempête.
Les chambres de l’établissement se répartissent sur trois bâtiments de trois étages chacun, érigés à différentes époques. D’horribles verrues complètent le tableau : une salle de restaurant, une réception, un Jacuzzi, pour le moment fermé.
Virginie cherchait un endroit calme. Elle est servie. Rien ne vient perturber ses nuits. Pas de musique. Pas de moteurs. Pas d’éclats de voix. Rien. Juste le silence, absolu, à peine troublé par le cri des goélands qui fouillent les algues en putréfaction, lorsque l’océan entame sa descente.
Elle découvre Charlotte, avachie sur le lit, en train de regarder la télé, le dos calé par un oreiller. Virginie a toujours pensé que ce type d’appareils devraient être interdits dans les hôtels. À quoi bon parcourir des centaines de kilomètres pour finir scotché à un écran ? Autant somnoler chez soi, sur son canapé, la télécommande sur les genoux. À sa décharge, Charlotte se vautre dans l’actualité, se gave de nouvelles, se shoote à l’info. Par déformation professionnelle, prétend-elle. Car elle est ostéopathe. Le rapport entre les deux reste flou.
Pas facile d’échapper à un tel déferlement. Deux options s’offrent alors : les toilettes ou l’extérieur. Hier, profitant d’une éclaircie, Virginie s’était réfugiée dans le jardin de l’hôtel afin de noircir son cahier de notes. La jeune femme est l’autrice de romans qui se vendent comme des petits pains. Des histoires qui se terminent bien, qui rendent les lectrices heureuses. Une vocation découverte sur le tard, après des années d’incertitudes. Un parcours classique pour l’époque commencé par un blog et poursuivi par un contrat d’édition. Une belle réussite !
Donc, hier soir, Virginie s’était installée dans le jardin. Le cahier posé devant elle, sur une table, le stylo à la main, elle avait jeté quelques idées sur le papier. Rien de précis. À peine des réflexions. Un début d’histoire peut-être. La tournée de promotion de son dernier livre vient de s’achever. Son éditeur réclame le suivant.
Le jardin offre pourtant peu de perspectives. Des allées rectilignes recouvertes de graviers qui se rejoignent au centre. Des buissons sur lesquels poussent de jolies baies rouges. Des géraniums judicieusement répartis dans des pots. Et suffisamment d’arbres pour projeter un minimum d’ombre.
Une famille monopolisait la piscine. Des Roumains ou des Syldaves. Les voix résonnaient. Les cris des enfants fusaient. Ils occupaient l’espace.
Un couple de trentenaires s’étaient installés à l’écart. Que faisaient-ils dans un pareil endroit ? Virginie avait beau tendre l’oreille, rien ne permettait de répondre à cette question. Discrets, désireux de se faire oublier, ils parlaient peu.
Autour d’une table, trois mamies papotaient en sirotant leurs spritz. Des octogénaires, à en croire leur allure. L’une d’elles tapotait sur sa tablette avec avidité. Elle commentait l’actualité : la météo du lendemain, une annonce de divorce d’un célèbre couple de milliardaires, la récente opération chirurgicale d’un inamovible animateur télé, le portrait retouché d’une chanteuse sexagénaire sexy, la bouche tordue d’une actrice qui venait de subir un AVC. Rien ne lui échappait.
Un chien dormait derrière la chaise de la deuxième femme. Ou une peluche. Car l’animal ne bougeait pas. Blanc. Un nœud fuchsia sur le crâne assorti au jogging de sa maîtresse.
Quant à la troisième mamie, rien ne permettait de la distinguer d’une personne de son âge, à l’exception du regard bienveillant qu’elle affichait. Un mélange de douceur et de gentillesse émanait de cette personne.
Virginie avait alors commandé un américano au serveur, un sombre quadragénaire qui n’inspirait guère la sympathie. Il avait déposé le verre en grimaçant sans prononcer la moindre parole.
Comme souvent, elle avait réservé ce lieu de villégiature, au dernier moment, par défaut après plusieurs semaines de houleux débats. Elle proposait. Charlotte hésitait, alignait les inconvénients, refusait. Rien ne convenait. Jusqu’au jour où elles avaient dû se résoudre à choisir entre une station balnéaire pour retraités argentés, un port de plaisance bétonné et cet hôtel désuet, perdu sur cette pointe que la spéculation avait épargné.
Elles ont prévu d’y passer quatre nuits. Le temps de visiter la région, avant de filer vers de nouvelles aventures, sur une île, isolée au milieu de l’océan. Un lieu battu par les vents. Un bout du monde.
La famille syldave avait quitté le bassin pour se diriger vers une porte, les bras chargés de bouées colorées. Le père, un homme taciturne ouvrait la marche, suivi par deux enfants joyeux puis par leur mère débonnaire. Les trois Grâces les avaient imités de peu, d’une démarche incertaine, chacune de son côté, sûrement pour rejoindre leurs chambres respectives. Entre-temps, le couple de trentenaires s’était volatilisé pour se matérialiser dans la salle du restaurant. Une table les attendait en bordure de la baie vitrée. Un emplacement stratégique qui leur permettait de profiter du jardin. Des inconnus les rejoignirent, sûrement de passage pour une nuit. La moyenne d’âge ne cessait de grimper. À tel point que les deux tourtereaux ressemblaient à des gamins égarés dans une maison de retraite.
Les hirondelles profitaient du calme pour s’abreuver à la piscine, frôlant l’eau bleue à tour de rôle. Un spectacle inédit que l’autrice tenta de décrire sur son cahier en regrettant de ne pas savoir dessiner.