‒ Putain, c’est quoi ce bordel ? s’exclame Charlotte.
L’image a disparu. Le son grésille. Le téléviseur viendrait-il de rendre l’âme ? Charlotte s’acharne sur la télécommande, proteste, grommelle pour finalement renoncer à se battre. Elle bondit sur ses jambes, s’étire, se cabre, sourit.
‒ On y va, suggère-t-elle.
Une poignée de minutes plus tard, les deux femmes font leur entrée dans le restaurant. Charlotte en bermuda et marinière. Virginie en short et débardeur. À une autre époque, elles auraient revêtu leurs plus beaux atours, se seraient maquillées, parfumées, coiffées. L’heure n’est plus aux démonstrations.
La plupart des regards convergent pourtant vers elle. Quelques paroles sont échangées. Comment deux femmes qui se tiennent par la main peuvent-elles susciter autant d’émois ? Mystère !
Elles rejoignent leur table. La même qu’hier. Avec vue sur le jardin qui s’étale de l’autre côté de la baie vitrée. Virginie ne peut s’empêcher de penser aux phoques. Où se trouvent-ils à cette heure ? Au large de la digue ? Sur un rocher découvert par la marée basse ? Sont-ils en train de se bâfrer de poissons ou de homards ?
L’ambiance est feutrée. Les conversations ont repris en sourdine. Au centre de la salle, la famille syldave retient l’attention. Alors que le père se tait, les enfants piaillent. Le plus jeune s’agite. Il aimerait bouger, courir, se dépenser. Il peine à tenir sur sa chaise, remue, comme s’il était assis sur des braises. Sa sœur aînée pose des questions dans une langue inconnue. Elle porte une robe rose pâle à volants. Un bandeau retient ses cheveux en arrière. Elle ne bouge pas. Sage comme une image.
‒ Je aime, répond sa mère, d’une voix aiguë. Je aime ne pas.
La fillette ne semble pas comprendre.
‒ Je aime, répète l’adulte en détachant les syllabes. Je aime ne pas.
La joie de découvrir une nouvelle langue la transporte. Cette femme est heureuse. Elle parle fort. Et alors ? Ses éclats de bonheur éclaboussent les autres tables. Bientôt, le père se lève. Regard sombre. Carrure imposante. Il entraîne les siens dans son sillage. Sa femme salue tout le monde d’une jovialité qui tranche avec l’austérité du lieu.
Séparées des autres convives par un paravent, les trois mamies ignorent la scène, concentrées sur leurs assiettes. La peluche est absente. Elle profite peut-être de cet instant de liberté pour dévorer des chips devant la télé ou pour consulter des sites de rencontres. En attendant, les trois Grâces trinquent, coincées dans leur bulle.
‒ Tout va bien ? s’informe Françoise Lamirale, directrice de l’hôtel qui vient de rejoindre les retardataires. Raide, à la limite de la rigidité, la jeune femme affiche une bienveillance de circonstance.
‒ C’est parfait, répond Virginie.
‒ Vous avez prévu de visiter la région ?
‒ On voulait profiter du soleil pour vadrouiller. C’est un peu raté.
‒ La météo est capricieuse cette année. Le temps peut changer d’un instant à l’autre. La grisaille ne va pas durer.
‒ Espérons-le.
Sur ce, la directrice s’éloigne, rejoint une table d’inconnus. Deux couples de supposés retraités qui semblent maîtriser l’art de parler pour ne rien dire. Une adolescente les accompagne, concentrée sur son smartphone.
Bientôt, les trentenaires s’éclipsent. Tirés à quatre épingles. Ils glissent vers la sortie dans une indifférence générale.
Charlotte et Virginie prennent leur temps, au grand dam du serveur, qui ne cache pas son impatience. Un plat chasse l’autre. Le restaurant se vide.
Charlotte prolongerait bien cette soirée ailleurs. Ici, les occupations sont réduites à leur plus simple expression. Aucune terrasse ne permet au vacancier désœuvré de boire un verre. Virginie propose alors une virée sur la digue afin de vérifier si les phoques barbotent toujours. Sa compagne hausse les épaules. Les phoques ? Pourquoi pas les palourdes ?
Un air de musique les chasse. Non pas une sérénade, mais un rap qui tranche avec l’ambiance. À regret, les deux femmes rejoignent la réception où les attend leur ascenseur.
‒ Une tisane et au lit, raille Charlotte.
‒ C’est bon pour la santé.
‒ Un avant-goût de l’hospice.
Le hall d’accueil de l’hôtel semble sorti d’un autre âge. Avec son mobilier vieillot, son tableau de clés, ses gravures désuètes, ses fauteuils décatis, le serveur a changé de fonction. Il est devenu réceptionniste. Toujours aussi désagréable. Toujours aussi ronchon. Face à lui, de l’autre côté du comptoir, la mamie au jogging fuchsia montre des signes d’agacement. Au bout de la main droite pend l’un de ces sacs qui se distribuent dans les centres commerciaux à l’effigie d’une marque de cosmétique. La femme trépigne, s’énerve, râle.
Brusquement, le réceptionniste contourne le comptoir, s’empare du sac et s’engouffre dans un couloir.
‒ Vous avez vu ? Vous avez vu ? s’offusque la mamie en prenant Virginie à partie. Il n’y a pas de frigo dans les chambres. Je dois bien mettre la nourriture de Choupette quelque part. Il pourrait se montrer un peu plus aimable.
‒ Vous ne pouviez pas attendre deux minutes ? s’insurge le réceptionniste qui vient de réapparaître. Je n’ai pas que ça à faire. Le sac est au frais dans le frigo de la cuisine. Vous êtes satisfaite ?
‒ Oh, vous avez entendu ?
Virginie hésite à intervenir. L’attitude du réceptionniste la révolte. N’est-il pas payé pour rendre service aux clients ? Elle serre les poings, fulmine, prête à en découdre. Charlotte la tire par le bras à l’intérieur de l’ascenseur.
‒ Viens !
La porte se referme sur l’octogénaire scandalisée. Direction le premier étage ou le septième ciel.
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