partir un jour

Partir un jour

Paul n’en croyait pas ses yeux. D’où sortaient les deux beautés qui se tenaient devant lui ? L’une brune, l’autre blonde. Vingt-cinq ans à tout casser. Leurs petites tenues ne cachaient pas grand-chose. Moulantes. Très moulantes, même. Épaules dénudées. Nombril à l’air. Ventre plat. Poitrine en avant. Jupettes ultra-courtes. Cuisses fermes. Jambes interminables.

Ces top-modèles ne passaient pas inaperçus dans le supermarché. Elles se distinguaient de la faune locale, ne ressemblaient à rien de connu. Certes, de jolis petits bouts vivaient dans le coin, mais aucune n’arrivait à la cheville de ces meufs.

Paul se la jouait professionnel. Sous ses yeux, les morceaux de bidoche attendaient. Entrecôtes. Faux filets. Cuisses de poulets et de lapins. Noix de veau. Épaules d’agneau. Sans oublier les produits de saison : saucisses, merguez, brochettes. Pendant que les gazelles palabraient, Paul rangeait son étal.

‒ Cinq saucisses, susurra la blonde.

‒ Les grosses ou les petites ? demanda Paul.

‒ Les grosses. C’est mieux, non ?

Paul tendit la main vers les saucisses, concentré sur sa tâche. Évitant de croiser le regard de son interlocutrice.

Les deux déesses tenaient leur rôle à merveille. Détachées. Indifférentes. Légèrement préoccupée. Étaient-elles seulement conscientes de l’effet qu’elles produisaient ? D’un mouvement de tête, la blonde réajusta sa coiffure, écarta une mèche rebelle qui lui barrait le visage.

Paul enveloppa les saucisses dans un papier qu’il glissa dans une poche. Posa le tout sur la balance, se trompa de code, recommença, s’agaça.

‒ Autre chose ? articula-t-il.

‒ Non merci, firent les filles en souriant. Ce sera tout.

La brune récupéra le paquet, hésita un instant, contempla les brochettes, et tourna les talons gracieusement. Légère. Ses pieds ne touchaient pas le sol.

Alors seulement, Paul respira, le regard collé sur les deux silhouettes qui venaient de s’arrêter devant les cerises. Bientôt rejointes par trois autres top-modèles, coulés dans le même moule. D’où sortaient-elles ? D’un concours de miss ? D’une troupe de danseuses ? D’un shooting ? Passaient-elles le week-end dans les environs ? Ou la semaine ?

Après une longue discussion, les cinq étrangères glissèrent vers les boissons en évitant le rayon des surgelés, sûrement trop froid pour leurs nombrils.

*****

Comme chaque samedi, après le boulot, Paul avait rejoint ses potes au Bilto, le dernier bistrot du village. Une habitude qui datait de l’adolescence. Il y avait Pierre, le mécano, Roger le plombier et Christian l’ouvrier agricole. Ces quatre-là se connaissaient par cœur. Depuis la maternelle. Ils avaient suivi le même parcours, vécu les mêmes expériences, traversé les mêmes galères.

Pour une fois, Paul se taisait. L’image des cinq filles était restée gravée dans son cerveau.

‒ Alors mon Paulo, tu fais la gueule ? s’étonna Pierre.

‒ Ça va pas ? s’inquiéta Roger.

‒ T’as un problème ? ajouta Christian.

Paul dévisagea ses amis l’un après l’autre comme s’il les découvrait. D’un air grave, il vida la moitié de sa bière.

‒ Franchement les gars, déclara-t-il. Vous n’avez jamais envie de foutre le camp ?

‒ Oh que oui ! s’exclama Pierre. Vivement les vacances ! Je suis pressé de me jeter à la flotte.

‒ Comme tous les ans, lâcha Paul.

Chaque été, les quatre copains se transportaient au camping des flots bleus. Les emplacements étaient réservés d’une année sur l’autre. Tout était organisé. Aux gonzesses et aux mioches, la plage. Aux mecs, la pétanque. Tout le monde se retrouvait pour l’apéro, puis pour le barbeuk.

‒ Je ne parle pas des vacances, s’avança Paul. Vous n’avez jamais eu envie de vous tirer d’ici ?

‒ Pour quoi faire ? demanda Pierre.

‒ Pour changer d’air. Pour rencontrer des gens.

‒ On est bien ici, non ? s’étonna Roger.

‒ On a toujours vécu dans ce bled. On connaît tout le monde et tout le monde nous connaît. Ailleurs, ce serait différent.

‒ Tu irais où ? ricana Christian.

‒ N’importe où ! On file à l’aéroport et on prend un billet pour le premier vol. Quelle que soit la destination. On improvise.

‒ Avec quel fric ? rétorqua Pierre.

‒ On est tous endettés, renchérit Roger.

‒ Une fois, commença Christian, j’ai emmené ma bourgeoise en Espagne. Elle voulait voir du pays. On est rentré au bout de deux jours. Je ne supportais pas la chaleur. Ni leurs habitudes. Ils bouffent à n’importe quelle heure là-bas. On n’était pas à l’aise. C’était pas comme chez nous.

Paul acheva sa bière d’une seule traite.

‒ Vous êtes trop cons, s’écria-t-il. Vous n’arrêtez pas de vous plaindre contre tout. Mais vous n’avez jamais rien tenté. Vous êtes des bouseux.

D’un bond, il se leva.

‒ T’es malade ! s’exclama Pierre.

‒ T’as choppé un virus ? diagnostiqua Roger.

‒ Bouseux, toi-même, répliqua Christian.

******

Sur sa terrasse, dans l’obscurité. Paul gambergeait. L’image des filles le hantait. D’où venaient-elles ? Qui étaient-elles ? Ce n’était pas tant leur présence qui l’avaient perturbé, que l’idée d’un monde qu’il ne connaîtrait jamais. Une sorte d’univers parallèle. Ces créatures avaient surgi d’un ailleurs qu’il désirait découvrir.

Il ne ressentait pas d’attirance physique à proprement parler, mais plutôt une troublante fascination accompagnée par un profond dégoût de sa propre existence. Tout lui semblait terne, fade, rétréci. Son environnement. Ses habitudes. Lui.

Après le dîner, au lieu de s’affaler dans son fauteuil pour regarder des conneries à la télé, il s’était isolé sur la terrasse. Une bière dans une main. Une clope dans l’autre.

Tout était à sa place. Bien rangé, nickel. Le salon de jardin. Le barbecue au gaz. Les géraniums. Rien ne manquait. Encore vingt-cinq années et le prêt serait remboursé. Un quart de siècle à découper de la bidoche.

Dans son enfance, Paul s’était rêvé archéologue. L’histoire le passionnait. Il s’imaginait en train de gratter la terre à la recherche de temples oubliés, de civilisations inconnues. Il avait même fait un stage sur le chantier de l’autoroute. Pendant un mois. Il avait transporté des sceaux de poussière. Une nécropole carolingienne avait alors été découverte. Une centaine de squelettes. Des poteries. Quelques sculptures. Des bijoux. Un vrai trésor. En prime, il avait décroché le pompon. Une jolie chercheuse qui l’avait dépucelé. Elle l’avait ensuite invité chez elle, à Paris. Évidemment, il n’avait pas saisi sa chance. Une occasion ratée, par peur de l’inconnu, ou par manque d’ambition. De toute façon, le paternel veillait. Il fallait gagner sa vie, au plus vite.

Après son apprentissage, il avait été embauché au supermarché du village d’à côté. Son père connaissait le patron. Il ne lui avait pas demandé son avis. Tout semblait naturel. Dans le coin, personne ne suivait d’études. Chaque génération reproduisait les schémas de la précédente : travail, mariage, enfants, maison, vacances. Le réalisme était de rigueur.

Paul écrasa son mégot, gratta une allumette, contempla la flamme, attendit la dernière seconde pour écarter ses doigts. Il avait réussi à remplir le cendrier. Un exploit pour celui qui avait décidé d’arrêter de fumer un mois plus tôt. Tant pis pour les poumons. Puis il secoua la canette. Vide. Une grosse flemme l’empêchait de parcourir les trois mètres qui le séparaient du frigo. Il voulait surtout éviter de réveiller Hélène, sa femme, la mère de ses gamins. Une chieuse. Toujours à fouiner, à pinailler pour un rien, à chercher des noises. Elle lui reprochait ses soirées au troquet ou au club. Car Paul jouait au foot. Avec ses potes. Une passion qui leur venait de l’enfance. Ils avaient intégré l’équipe à six ans pour ne plus le quitter. Mardi et jeudi, les trois gus s’entraînaient. Le dimanche était réservé aux matchs et à la troisième mi-temps au Bilto.

Une belle lune éclairait le jardin de ses pâles rayons. Les arbres que Paul y avait plantés commençaient à pousser. Des fruitiers pour l’essentiel. Pommiers. Pêchers. Poiriers. Cerisiers. Quelques framboisiers au fond pour les confitures d’Hélène. Mais pas de potager. Bêcher. Désherber. Semer. Repiquer. Arroser. Très peu pour lui. Il avait trop vu son père trimer sur son carré de terre. Le dos cassé. Les mains calleuses.

Une inhabituelle envie de partir le secouait. Irrésistible. Implacable. Comme une tempête qui emporte tout sur son passage. La maison dormait. Personne ne risquait de le retenir. Il suffisait de s’élancer sur l’autoroute jusqu’à l’aéroport le plus proche. Trois cents bornes à peine. D’ici, tout se trouvait à trois cents kilomètres. La mer. La montagne. La liberté. Il échafauda un plan, dressa une liste des affaires à emporter : quelques fringues, la carte de crédit, le chéquier. Les papiers d’identité. Pas la peine de s’encombrer. Le smartphone devait rester à sa place, sur le meuble de l’entrée. Des milliers de personnes disparaissaient ainsi chaque année. Des petits malins conseillaient les volontaires à l’exil. Un bon business. Plusieurs techniques existaient. Comme acheter un billet de train pour une destination lointaine. Descendre à la première gare permettait de brouiller les pistes.

‒ Qu’est-ce que tu fabriques ?

Paul sursauta. Il n’avait pas entendu Hélène arriver dans son dos. Pas la peine de se retourner. Il la devinait, avec son peignoir pisseux, ses bras croisés, ses yeux cernés et son ventre arrondi. Un troisième gamin allait bientôt se pointer. Une question de semaines.

‒ Rien, répondit-il.

‒ T’as vu l’heure ?

‒ Je prends l’air.

‒ Tu ferais mieux de te coucher.

‒ J’arrive.

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