Une fine lame

Une fine lame

« Salope ».

Tu aurais préféré une autre expression, beaucoup moins connotée. Quelque chose qui correspond davantage à la situation. On ne se prend pas un couteau dans le ventre tous les jours. Décidément, l’originalité n’est pas son fort.

Quand il vacille, tu n’essaies pas de le retenir. Tu le laisses s’affaler sur le carrelage de la cuisine. Grotesque. Tu as lu quelque part que le corps d’un homme contient entre cinq et six litres de sang. En combien de temps va-t-il se vider ?

Tu contemples ton mari. Ce porc qui partage ta vie depuis des années. Ce manipulateur. Ce sadique. Tu penses à toutes les humiliations qu’il t’a fait subir et à tous les coups encaissés, au propre comme au figuré. La dernière fois, ta lèvre avait éclaté.

Il se tortille par terre, les mains sur le ventre. Comme s’il pouvait empêcher le sang de pisser. On dirait un gros vers. Aucun son ne sort de sa bouche tordue. Ses yeux révulsés te supplient. Cette fois, il a compris. Il va crever là. Tu hésites à l’achever. Tu veux profiter de l’instant.

Tu as eu le temps d’imaginer les scénarii les plus improbables. La mort aux rats dans son assiette. Des tranquillisants dans son vin. La noyade, l’été dernier dans ce lac à proximité duquel vous étiez partis en vacances. L’électrocution dans la baignoire. Un sèche-cheveux est si vite tombé. L’étouffement. L’incendie. L’accident de chasse. Tu avais même envisagé de recruter un tueur, comme dans les films. Mais tes finances ne le permettaient pas.

Tu pourrais appeler les secours, prétexter la légitime défense. Les témoins ne manqueraient pas. Cela fait tellement d’années qu’il te pourrit la vie. La vengeance n’est-elle pas un plat qui se mange froid ?

Le sang se répand sur le carrelage. Un liquide visqueux qu’il faudra bien éponger à un moment ou un autre. Cette idée te chagrine. Toutes ces années passées à récurer cet appartement te désespèrent. Tu méritais mieux.

Tu aurais pu suivre des études, apprendre un métier, devenir indépendante, fréquenter des personnes cultivées, t’amuser. Mais tu as cru au grand amour et tu en as payé le prix.

Tu nettoies le couteau dans l’évier. Le cadeau qu’il t’a offert ce matin pour votre anniversaire de mariage. Tu contemples cette lame qui scintille. Il ne s’est pas fichu de toi, pour une fois. Mais il ne se doutait pas qu’elle s’enfoncerait dans ses boyaux. Des fleurs lui auraient posé moins de problèmes.

C’est le rôti de bœuf qui l’a fait sortir de ses gonds. Trop saignant à son goût. Il s’est emporté, t’a traité de tous les noms, t’a menacé. Mais cette fois, tu lui as planté le couteau dans le bide. Un réflexe de survie.

Tu découpes trois tranches de bidoche. Toutes fines. Tu sauces le sang tiède de la planche avec du pain. Un régal. Tu recouvres le tout de haricots verts. Ton estomac crie famine. Cela ne t’était pas arrivé depuis longtemps.

Depuis des années, vous preniez vos repas dans la cuisine. Tu servais. Il avalait. Tu ne supportais plus sa gloutonnerie, ses bruits de succion, ou ses commentaires désobligeants.

À partir d’aujourd’hui, tu mangeras dans le salon. Devant des émissions débiles, comme il dit. Plus personne ne viendra te reprocher quoi que ce soit.

Tu enjambes le corps inerte, avec ton assiette. Tu vas lui laisser le temps. Tu n’es pas pressée. Il peut claquer tranquillement.

Une question se pose pendant que tu dégustes ton rôti. Comment vas-tu te débarrasser du macchabée ? Dans les films, tout paraît simple. De nombreuses méthodes existent. Comme enterrer le cadavre dans les bois. Ou le brûler. Au mieux, un bain d’acide peut le dissoudre. Tu peux aussi pousser la bagnole dans un ravin et la faire exploser.

Après la viande, tu engloutis les deux religieuses que tu avais achetées. Au chocolat comme il se doit. Car il préfère le café. Ce matin, tu n’avais pas eu peur de lui déplaire. Même si ton geste n’est, pour ainsi dire, pas prémédité, tu avais prévu de lui chercher des noises. À chacun ses petits plaisirs.

C’est alors que tu penses aux enfants. Le corps de leur père en train de patauger dans son sang risque de les traumatiser. Ils sont tellement sensibles à cet âge. Des décisions s’imposent.

Pour commencer, tu appelles Marie, ta copine, ta confidente. Tu lui demandes de récupérer les enfants à la sortie de l’école, ce soir, puis de les héberger pour la nuit. Ton presque défunt mari t’invite au restaurant pour votre anniversaire de mariage. Marie te presse de questions sur ce curieux retournement de situation après des années de conflits. Tu préfères les éluder en expliquant que tout le monde a droit à une seconde chance.

Tu réserves ensuite une table dans le meilleur établissement de la ville, au nom de feu le père de tes enfants. Cette ébauche d’alibi te rassure.

Puis tu dresses un inventaire du matériel disponible : sacs poubelle, ficelle, ruban adhésif, ciseaux.

Tu vérifies. Ton mari est bien mort. Avec tout le sang qui s’étale sur le carrelage, l’inverse serait surprenant. Tu commences par le déshabiller. Tu jettes les frusques dans un premier sac que tu descends aux ordures. Tu en profites pour remonter la gigantesque valise qui prend la poussière dans la cave sans avoir jamais servi.

Pour ton voyage de noces, tu rêvais d’aventures. Les destinations se bousculaient : Venise, Rome, Barcelone, Prague, New York. Vous vous étiez contenté d’un documentaire sur la vallée de la mort à la télé. À quoi bon claquer des fortunes en billets d’avion lorsque tu tiens le monde à portée de télécommande ? Une idée tordue parmi d’autres qui avait mis un terme à tes rêves d’évasion.

La première colère t’avait prise de court. La tornade s’était abattue sur toi sans te laisser le temps de réagir. Celui que tu avais aimé s’était transformé en monstre. Les coups avaient succédé aux cris. Et tu n’avais rien compris.

S’en était suivi un déluge de paroles rassurantes. Cela ne se reproduirait plus. Ce n’était qu’un accident. Un malheureux excès de colère. Une pulsion à maîtriser.

Mais les explosions s’étaient multipliées avec le temps. Les accalmies avaient succédé aux épisodes de rage. Tu t’étais laissée entraîner dans un tourbillon déstabilisant. Tu lui cherchais des excuses. Et tu supportais les coups.

Tout est désormais terminé. Ne reste que ce corps dont tu vas devoir te débarrasser. Tu caresses la lame du bout des doigts. Du bel ouvrage. Affûté comme il se doit.

Des canards aux lièvres, en passant par les poulets, tu as tout découpé. Rien ne te résiste. Tu t’attaques donc à l’avant-bras droit. Celui qui te frappait. Tu tailles dans la chair au niveau de l’articulation. Le sang gicle moins que prévu. Tu tranches les tendons. Tu sépares les os. Tu les écartes. Un dernier morceau se déchire. C’est bon, tu peux emballer le membre.

Deux heures plus tard, un tas de sacs poubelle hermétiquement fermés entoure la valise. Tu n’as pas pu te résigner à décapiter ton mari. Cela ne se fait pas. Même si tu dois reconnaître qu’une tête seule serait plus facile à transporter. Tu as donc mis le haut du corps dans la valise, non sans difficulté compte tenu du poids de ton ex. Il ne mangeait pas que des légumes.

La nuit est déjà tombée. Tu n’as pas vu passer l’après-midi. Alors tu descends les sacs au garage afin de les entasser dans le coffre de la bagnole. Un gros engin noir destiné aux contrées sauvages qui n’a jamais quitté le bitume. Son aspect t’a toujours fait penser à un corbillard.

Par malchance, tu croises tes voisins alors que tu t’échines à traîner la valise. Ils maintiennent la porte de l’ascenseur ouverte. Tu les remercies. Tu as bien fait de te changer. Les taches de sang auraient été du plus mauvais effet.

Tu préfères prendre la route tout de suite. Attendre ne servirait à rien.

Tu t’arrêtes trois heures plus tard pour manger un morceau dans la cafétéria d’un centre commercial.

Tu ne ressens aucune fatigue. Malgré la nuit, la pluie, le brouillard. Tu ne t’es jamais sentie aussi bien.

Tu te gaves de crudités et de légumes. Pas question d’avaler de la viande avant longtemps. Tu vas devenir végétarienne. C’est décidé.

L’anonymat de la cafétéria te convient. Tous ces gens qui promènent leur plateau. La lumière blafarde. Les plantes artificielles.

Tu élabores des projets. Désormais, tu ne dépendras plus de personne. Tu pourras faire ce que tu veux. Cette nouvelle liberté t’enivre.

Pour célébrer l’évènement, tu t’offres une orgie de pâtisseries. Des gâteaux hideux aux teintes fluo. Du chocolat. De la crème chantilly. Et du sucre qui poisse. Un vrai régal.

Tu vides ton pichet de vin. Une piquette qui va te perforer l’estomac. Pour la faire passer, tu ingurgites un jus d’orange, puis un café.

Ta carte bancaire te démange. Tu as envie de dépenser. De claquer du blé, du fric, de l’oseille. Plus question d’économiser pour des lendemains incertains. Tu vas en profiter. D’ailleurs, tu commences tout de suite. Après le repas, les boutiques de la galerie marchande t’aspirent. Tu erres dans les rayons. Et tu achètes. Une doudoune rose, par ci. Une paire de bottes, par là. Un pull rouge. Un legging vert. Une écharpe jaune. Des gants fushia. Terminés la grisaille, le beige, le brun, le noir. Tu veux faire péter les couleurs. Montrer que tu existes. Enfin.

Dans l’hypermarché, tu fais le plein de bières et de confiseries. Mais quand tu te retrouves sur le parking avec ton caddy, le corbillard a disparu. Merde. Sur le coup, tu paniques. Il y a de quoi. Tu parcours les allées en tous sens. Tu repasses trois, quatre fois aux mêmes endroits. Le chariot roule de travers. Une roue se bloque.

Le centre commercial commence à se vider. Une pluie fine brouille la vue. Ta doudoune rose dégouline. Quelle poisse ! Que faire ? Alerter les flics et te jeter dans la gueule du loup ? Chercher de l’aide auprès d’une âme charitable ? Tes idées s’étiolent. Tu ne sais même pas où tu te trouves. À force de suivre le GPS, tu as perdu le fil de l’itinéraire.

Tu reviens sur tes pas. Tu cherches des repères. Une poubelle. Une pub. Un tracé sur le sol. Une indication. Un signe du destin.

Au bout d’un moment, tu retrouves le corbillard. Tu étais sortie de la galerie marchande par la mauvaise porte. Tout bêtement.

Encore une heure de route et tu t’arrêtes sur un terre-plein pour fumer une clope. La pluie n’a pas cessé. Tu es frigorifiée. Tu avales des bonbecs. Des cochonneries acidulées qui t’assoiffent. Alors tu vides une cannette de bière.

Une envie subite d’uriner te prend. Tu n’aurais pas dû autant picoler. Tu repères un chantier. Une maison en construction. Tu profites du sous-sol pour te soulager. Tu as connu mieux comme lieu d’aisance. Mais là, au moins, tu es au sec.

Ton regard se porte sur un tas de gravats. Un bout de ferraille dépasse. Tu repères un parpaing, des cordes, du fil de fer, des pierres. Juste ce qu’il te fallait.

Tu balances le tout sur la banquette arrière en essayant de ne pas te salir. Puis tu repars. Ton plan se précise.

Mais plus loin, tu te fais arrêter par les flics sur un rond-point. Une lampe torche balaie l’habitacle. Les sacs de fringues. Les déchets. Les gravats. On examine tes papiers. Tu gardes ton calme. Surtout ne pas attirer l’attention. Tu prépares un argumentaire au cas où l’un des poulets aurait l’idée d’explorer le coffre. Et lorsque le condé t’ordonne de circuler, tu ne demandes pas ton reste.

La route se resserre. Les virages s’enchaînent. Le GPS t’inquiète. Dans l’obscurité, tu ne reconnais rien. Vous aviez loué un gîte dans les environs l’été dernier. Il faisait beau. Le soleil brillait. Au lieu de visiter la région, comme prévu, vous étiez restés enfermés dans le chalet. Lui, collé à son écran. Toi, à ruminer sur ta vie gâchée. Les enfants en avaient profité pour se baigner dans le cours d’eau, inconscients de la tension qui régnait.

Tu finis par te repérer. Tu reconnais la route, les derniers virages, le petit parking. Tu t’arrêtes dans la courbe, au sommet du barrage. D’un côté, tu devines le vide, les gorges et le torrent qui serpente en contre bas. De l’autre, une masse sombre remplit la vallée.

Tu n’as plus de temps à perdre. Quelqu’un peut te surprendre. Alors tu ouvres le coffre. Attacher le parpaing à la valise à l’aide d’une corde ne te pose pas de problème. Tu multiplies les nœuds, par précaution. Puis tu hisses l’ensemble sur le parapet. Le parpaing bascule dans le vide, entraînant la valise. Tu ne les vois pas tomber, mais tu entends le plouf qui survient plus tard que prévu. Sur le moment, tu ne te poses plus de questions. Tu balances les sacs poubelle lestés dans la flotte.

L’été dernier, tu avais repéré les lieux. Tu avais même failli le pousser quand il s’était trop penché. Il ne savait pas nager. Mais tu t’étais ravisé. Tu n’étais pas prête.

Voilà ce qu’il a fait de toi. Une meurtrière. Toi, l’innocente, la fille docile, l’épouse modèle, la mère poule, tu as fini par lui enfoncer une lame dans les entrailles. Tu as attendu qu’il crève. Et tu ne ressens rien. Pas le moindre remords. Tu regrettes surtout de ne pas avoir agi plus tôt. Pour tes enfants. Pour ta jeunesse souillée. Pour ces années perdues.

Ta mission achevée, tu ne t’attardes pas sur le barrage. Une longue route t’attend.

Le froid mordant te réveille. Les vitres sont recouvertes de buée. Une douleur te vrille le dos. Même avec le dossier incliné au maximum les sièges ne sont pas confortables. Tu le redresses.

La fatigue t’a cueilli sur la route, peu après le barrage. Tu t’es arrêtée sur un chemin.

Du plat de la main, tu balaies le pare-brise. Un brouillard laiteux entoure l’habitacle. Tu sors allumer une clope, histoire de te dégourdir les jambes. L’humidité transperce tes vêtements. Tu grelottes. Tes pieds sont gelés.

Faute de mieux, tu achèves ton stock de confiseries. Tu penses alors à tes enfants qui vont bientôt partir pour l’école. Ils vont devoir apprendre à vivre sans leur père. Ce qui ne devrait pas être compliqué compte tenu du peu d’intérêt qu’il leur portait. Il faudra juste leur trouver la bonne explication. Les gamins sont tellement suspicieux de nos jours.

Après quelques hésitations, le moteur démarre. La jauge d’essence se rapproche du rouge. Un plein s’impose. Le GPS indique un village à proximité. Tu mangerais bien un morceau. Quelque chose de consistant.

En reculant, les roues manquent de s’embourber dans une ornière. Tu dois manœuvrer pour t’en sortir. Rien ne t’aura été épargné.

Tu traverses bientôt un village mort. Pas un chat dans les rues. Seul un troquet semble ouvert, en face d’une église noircie. Quand tu y pénètres, les regards se tournent vers toi. Deux types qui sirotent leur café au comptoir. Sûrement des ouvriers qui se motivent pour leur journée de labeur. Le barman te dévisage, peu habitué à recevoir une femme à cette heure matinale.

Tu choisis une place au fond, près d’un radiateur. Au passage, tu ramasses un journal qui traîne sur une table. Tu commandes un grand café, des croissants, des tartines et tout ce qui va avec.

Tu reconnais le lieu. Vous y étiez passé l’été précédent. Vous aviez bu un verre en terrasse. Une fille à l’accent du Midi vous avait servi. Un marché occupait la place. Vous y aviez fait vos courses. Des saucisses pour le barbecue. Des légumes. Les enfants avaient mangé une glace. Tu avais bu une bière, et lui, un verre de blanc.

Tu déplies le journal. En première page, une photo te saute aux yeux. Tu reconnais le barrage. Le titre de l’article te coupe le souffle.

« La vidange a débuté ».

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