Une mauvaise chute
Je me sens vraiment con, là. Étendu sur l’asphalte. Bêtement. Un pigeon me survole. Pourvu qu’il ne me chie pas dessus. Ce serait le comble. Où sont mes lunettes de soleil ? Et mon téléphone ? Une femme entre dans mon champ de vision. Inquiète.
Elle me demande si ça va. Tout va bien. Pourquoi cela n’irait-il pas ? J’avais juste envie de faire une sieste au milieu de la rue. J’essaie de lui répondre. Mes lèvres ne remuent pas. Ma langue non plus. Les mots restent bloqués dans ma gorge. Merde.
Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Impossible de bouger. Ne serait-ce qu’un orteil. Bizarrement, je n’ai pas mal. Aucune douleur. Rien. Je respire. C’est déjà ça.
La journée avait pourtant bien commencé. Je me suis réveillé normalement. À côté d’une brunette dont je ne me souviens plus du nom qui dormait. Paisible. Jeune. Jolie. Un scorpion tatoué sur l’omoplate. Rien d’extraordinaire.
Comme d’habitude, je me suis levé. J’ai rassemblé mes frusques pour m’habiller dans une pièce qui ressemblait à un salon. Il y avait des photos aux murs. Une peinture. Quelques livres éparpillés çà et là, dans les coins. De la paperasse oubliée. Des fragments d’une vie que je ne connaîtrai jamais. Surtout ne pas faire de bruit. Ne pas s’attarder. Ne pas s’attacher. Éviter l’épreuve du petit déjeuner. Car ensuite, tout devient compliqué. Et j’ai horreur des complications. Ne pas laisser de mot. Ne pas s’expliquer. Disparaître pour toujours.
Un soleil éclatant m’accueillit sur le trottoir. J’ai chaussé mes lunettes et sorti mon téléphone. Oui, vraiment, la journée s’annonçait bien.
Je repense à hier soir lorsque je suis entré dans cette galerie. Je passais par hasard. J’ai vu du monde, de la lumière et du champagne. Je me suis incrusté. Des quidams s’extasiaient devant des tableaux. En matière de peinture, je suis un ignare. Je le reconnais volontiers. L’art contemporain ne me déplaît pas. Il ne me plaît pas non plus. Je suis indulgent. Je m’adapte. Et je me dis qu’il y a peut-être de l’argent à faire. Il faudra que je m’y intéresse, un jour.
Donc, je suis entré dans cette galerie. J’ai pris une flûte. Je me suis fondu dans le décor. Je suis un caméléon. Autour de moi, les mots volaient. Des inepties s’échangeaient. Ce milieu me convient bien. Je suis fait pour brasser du vide. Créer de la matière à partir du néant. Et empocher les bénéfices.
Cette brunette, je l’ai remarquée tout de suite. Un jeune éphèbe au teint hâlé lui parlait. Le genre de garçon encore glabre qui ressemble à une fille. Élégant. Fin. Pas l’un de ces hurluberlus qui ne quittent pas leur jogging. Je me suis approché, histoire de tâter le terrain. Une grande blonde en robe noire vint alors se coller au garçon. Chasse gardée.
Voilà comment je me retrouvai à entreprendre la donzelle. On cherchait tous les deux la même chose. Cela tombait plutôt bien. On a joué un peu au chat et à la souris. Pour la forme. Il faut bien faire connaissance. La différence d’âge ne la dérangeait pas. Moi non plus, à vrai dire. Elle appréciait les hommes expérimentés. Les jeunes l’ennuyaient. J’aurais pu me vexer, car je ne me sens pas aussi vieux que cela, mais l’enjeu était trop important. Des fois, il faut savoir ravaler sa fierté.
Je ne suis pas mort. Des inconnus s’agitent autour de moi. Ils ont l’air affolés. Je me demande bien pourquoi. Tout va s’arranger. Je vais bientôt pouvoir me relever et reprendre ma conversation si l’on veut bien me rendre ce fichu téléphone.
À l’heure qu’il est, ma femme doit me maudire. Elle doit croire que je lui ai raccroché au nez. J’ai découvert ses messages en rallumant mon appareil. Je les ai écoutés dans l’ordre chronologique sans arrêter de marcher. J’étais pressé de retrouver mon d’hôtel. Prendre une douche. Avaler un café. Me changer. Telles étaient mes priorités.
Au début, tout allait pour le mieux. Elle voulait savoir si mon séminaire se déroulait bien. Si je n’étais pas trop fatigué. Si elle continuait à me manquer. Sa naïveté m’a toujours amusé.
De temps en temps, je m’invente un salon, une formation, un colloque. Je change d’air. Je recharge mes batteries. J’ai besoin de quitter cette vie trop confortable. De retrouver ma liberté. De jouer avec le feu. Tout le monde a le droit d’en profiter un peu.
Pas la peine de partir loin. Les hôtels ne manquent pas. Ni les occasions de s’amuser. Il faut juste se trouver au bon endroit, au bon moment. Avec un minimum de flair, tout est permis. L’aventure vous attend au coin de la rue.
Cette fois, j’aurais pourtant dû me méfier. Hier matin, en partant avec ma valise, j’ai bien senti que quelque chose clochait. Son regard avait changé. Rien de flagrant. Juste une impression. Une ombre. Un trouble. J’ai mis cela sur le compte de la fatigue. Elle a mauvaise mine en ce moment. Les enfants l’épuisent.
Dans les messages suivants, la voix avait changé. Le doute s’était immiscé. Elle me reprochait de couper mon téléphone. De ne jamais répondre. De disparaître des radars. Une alarme s’est déclenchée quelque part. J’ai eu comme un pressentiment.
Alors, je l’ai rappelé. Pas de gaieté de cœur, certes. Je m’en serais bien passé. Mais la situation risquait de m’échapper. Il fallait la rassurer. Lui dire qu’elle ne devait pas s’inquiéter pour moi. Que j’avais juste oublié de recharger mon téléphone . Que je sautais dans le premier train.
La réponse fut cinglante.
« Ne me prends pas pour une conne. Il n’y a pas plus de séminaires que de colloques. Depuis le début, tu me mens. Je viens d’appeler le bureau. Tu as posé ta journée… ».
Encore maintenant, j’ai du mal à me souvenir de ce qu’il s’est passé. Je me vois en train de traverser une rue. Le téléphone accaparait toute mon attention. Ma femme refusait de me croire. J’essayais de lui expliquer que c’était un malentendu. Qu’il ne fallait pas se fier aux apparences. Que j’avais eu besoin de souffler un peu. Que ce n’était pas si grave. Qu’avec un petit resto tout serait réglé.
Ma tête a heurté le pare-brise avant de rencontrer le sol. Mes jambes ont été pulvérisées. Mais comme je ne les sens plus, cela n’a plus d’importance. De toute façon, je ne ressens plus rien. Les médecins me prennent pour un légume. Les cons. Je n’arrête pas de revivre cette dernière journée. En boucle.