l'enduophobe

L’enduophobe

Ce matin, Vanina doit se lever tôt. Dix heures trente. La nuit a été courte. Ursule ne voulait pas partir. Elle a dû le pousser dehors à trois heures. Pas question de le laisser dormir ici. Une règle qu’elle impose à tous ses visiteurs.

Elle passe directement du lit à la salle de bain. Une rude journée l’attend. Trois rendez-vous. D’habitude, elle se limite à deux. Mais elle n’a pas su résister aux différents arguments. Ni à l’appât du gain. Personne n’est parfait.

Face au miroir, elle inspecte son outil de travail. La poitrine. Le ventre. La taille. Les cuisses. Les fesses. Tout semble normal. A l’exception des cernes sous les yeux et de ces poils qui commencent à pousser autour du pubis. Une épilation laser s’impose. Sa silhouette frôle la perfection. Ses géniteurs ont bien oeuvrés.

Elle se coule dans la baignoire. L’eau est parfaite. Bien chaude. Comme elle l’aime. La buée recouvre peu à peu le miroir. Chaque jour, Vanina passe des heures ainsi. La position horizontale lui convient bien. Elle oublie sa peau fragile que le moindre tissus irrite. A part la soie qu’elle se force à porter lorsque les circonstances le réclament.

Jadis, ses parents la traitaient d’exhibitionniste. Ils la poursuivaient, l’obligeant à enfiler des tenues qui lui brulaient la peau. Tout devenait sujet à conflit. L’école. Les repas. Les courses. Elle ne demandait pourtant pas grand chose. Rester nue dans sa chambre.

De crises de larmes en hurlements, ils avaient fini par la conduire chez un psychiatre qui diagnostiqua une enduophobie. Aucun traitement ne régla pas le problème. Vanina ne supportait pas les vêtements. Ce qui la condamnait à vivre nue.

Trouver un métier dans ces conditions s’avéra illusoire. Elle tenta de pauser pour des étudiants en beaux arts puis pour des photographes avant d’entamer une carrière d’actrice porno. Mais il fallait toujours se déplacer pour se rendre ailleurs. Porter une robe légère en été restait possible, à condition de ne pas prolonger l’expérience et de ne rien mettre dessous.

Elle aurait pu devenir championne de natation. Passer ses journées dans l’eau, son élément de prédilection, ne lui aurait pas déplu. A condition de ne pas porter de maillot. Mais la simple idée de nager huit heures par jour l’avait découragé.

Igor débarque comme prévu, à midi pile. Ce notaire de province, en dehors de sa ponctualité, présente une qualité qui n’a rien de négligeable. La générosité. Vanina s’extasie devant son cadeau, un magnifique bracelet qu’elle revendra, dès ce soir sur Internet. Puis elle s’assoit sur les genoux du mécène afin d’en écouter les lamentations. Père de cinq enfants, Igor profite de ses pauses déjeuner pour satisfaire son goût pour la luxure. Sa vie de notable l’ennuie. Sa femme l’ennuie. Son travail l’ennui. Tout l’ennui. Sauf sa jeune amie qui le reçoit si gentiment. Son rayon de soleil. Sa petite fée dévergondée. Douce. Caressante. Et tellement soumise à ses désirs.

Deux heures plus tard, Vanina s’immerge dans un nouveau bain. Une habitude qui date de ses première rendez-vous. Elle voulait effacer les traces, reprendre possession de son corps, retrouver un semblant de virginité. Elle passait des heures à macérer ainsi dans l’eau entre deux rendez-vous.

Vanina ne sort jamais. Ce qui lui permet de ne plus avoir besoin de se vêtir. Elle enfile juste un peignoir de soie lorsque Karim, l’épicier d’en bas, vient remplir son frigo. Dans le pire des cas, il repart aussitôt. Mais dans le meilleur, il prépare un thé à la menthe qu’ils dégustent ensemble. Elle lui raconte sa vie. Sa famille. Ses soucis. Ses rêves. Karim ne pose pas de question. Il se contente de risquer un ?il dans l’échancrure du peignoir dès que l’occasion se présente. Un petit plaisir sans conséquence.

En cas de nécessité, l’épicier répond aux sollicitations. Toujours prêt à rendre service. Il n’a pas son pareil pour changer une ampoule, colmater une fuite ou installer un nouveau logiciel sur l’ordinateur, n’hésitant pas à fermer sa boutique, située de l’autre côté de la rue.

Hier encore, il est venu la dépanner. Un minuscule jet d’eau, apparu à la base d’un mitigeur, menaçait d’inonder la salle de bain. L’affaire fut réglée en quelques minutes. Tout se serait bien déroulé s’il n’avait pas croisé Gontran, un généreux banquier qui arrivait en avance. Les deux hommes s’étaient toisés, le temps pour Vanina de pousser l’épicier sur le palier, sans ménagement.

Les affaires passent en premier. Avec le temps, elle s’est constituée un vivier de bienfaiteurs qui ne ne se croisent pas. Cela nécessite un minimum d’organisation. Ainsi, plusieurs heures s’écoulent entre deux visites. Une marge de sécurité qui lui permet de retrouver sa baignoire, son véritable bureau. Elle y prend ses rendez-vous, y gère ses affaires, y consulte ses messages, y passe ses coups de fil. Karim lui a fabriqué un ingénieux système qui lui permet d’utiliser son ordinateur depuis sa baignoire. Une tablette qu’elle tire vers elle.

Ce soir, Vanina reçoit Alvaro, le beau ténébreux qui se prend pour un toréro. Une fois par mois, il s’invente des réunions de travail pour venir planter sa banderille dans le ventre de sa belle. Un cinq à sept épuisant, mais enrichissant d’un point de vue pécunier. Alvaro sait la récompenser.

Une fois débarrassée de son matador, Vanina s’attaque à ses finances. De sa baignoire, elle surveille ses actions, suit les cours, achète, vend, en un mot spécule, consciente que son outil de travail ne durera pas éternellement. Elle investit dans les énergies renouvelables, soutient des star-up, mise sur l’avenir.

Deux points communs caractérisent les visiteurs. La richesse et une épouse. Vanina ne veut pas entamer une relation avec un homme qui ne serait pas socialement installé. Une famille la protège des mauvaises surprises.

La journée s’achève en douceur. Elle peut désormais agir comme tout le monde. Regarder la télé. Se goinfrer. Le chauffage est réglé sur le maximum. Dehors, les premiers flocons de l’année voltigent. Elle s’approche de la fenêtre, oubliant sa nudité. Elle se souvient du soir où son père l’avait entrainée à l’extérieur, de force. Dans la neige. Parait-il pour lui apprendre à vivre convenablement. Le froid lui brulait les pieds. Ses larmes de rage coulaient sur ses joues glacées. Une humiliation qu’elle avait jamais pardonné à ses parents.

Elle aperçoit Karim, debout à la porte de son épicerie. Il vient de rentrer ses légumes et s’apprête surement à fermer sa boutique. Leurs regards se croisent. Un instant, Vanina hésite, puis recule.

Une minute plus tard, l’épicier surgit dans l’appartement. Il tente de la saisir. Elle lui échappe. Il la rattrape. Elle se débat. Il sert les poignets. Elle le supplie. Il contemple la nudité. Elle crie.

Alors il explose. Lui aussi veut profiter de ce corps qui se dérobe sans cesse. Pourquoi le nargue-t-elle ainsi? Pourquoi cette humiliation? Ne serait-il pas assez riche? Il n’en peut plus de voir tous ces hommes défiler. Sa voix enfle, gronde, monte dans les aigus. Ses mains tremblent. Les veines de son cou grossissent, prêtes à éclater. Ses yeux révulsés s’injectent de sang.

Soudain, il s’écarte, recule jusqu’à la porte qui claque dans son dos.

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