la rentrée des classes

Une rentrée amère

Ce matin, tu te dis que quelque chose a changé. La ville, hier encore déserte, s’est brusquement animée. Un cortège d’irascibles véhicules a envahi les rues. Les premiers klaxons résonnent. Les enfants étrennent leur nouveau cartable, encadrés par leurs parents inquiets.

C’est la rentrée.

La torpeur estivale a cédé la place à une fraîcheur automnale. Comme ça. D’un jour à l’autre. Subitement. Comme si quelqu’un avait appuyé sur un bouton pour signifier la fin des congés. Le retour à la réalité.

De ton banc, tu observes les trottoirs encombrés. Les bus bondés qui déversent leur flot de passagers pressés. Les grappes de lycéens qui se croisent. Ou ceux qui se croient encore en vacances. Ça chahute. Ça piaille. Ça se jauge. Ça se frôle. Ça rit. Ça s’invective. Ça crie. Ça s’embrasse.

Tu as passé ta première nuit dehors. Dans le parc. Sous un pin. L’humidité t’a empêché de dormir. Tu as juste somnolé, l’oreille aux aguets, la peur au ventre. Le moindre bruit t’effrayait.

Tu t’es levé avec le soleil. Avant l’arrivée des nuages sombres, signes annonciateurs d’une journée difficile.

Tu te souviens. L’année dernière. Même jour. Même heure, à peu de choses près. Une autre ville. Tu accompagnais ton fils pour sa rentrée au CP. Tu le rassurais. Tu lui prodiguais les ultimes conseils. Écoute bien la maîtresse. Ne te laisse pas distraire. Ne t’en fais pas. Tout ira bien.

Où est-il à cette heure ? Sûrement devant la même école avec sa mère. Il traîne peut-être un nouveau sac. À roulettes. Pour ne pas déformer son dos. Quelle activité a-t-il choisie ? Le basket, comme l’année dernière ? L’athlétisme ? Le judo ? Va-t-il continuer le piano ?

Tu as mal aux pieds. Depuis combien de jours ne t’es-tu pas déchaussé ? Trois ? Quatre ? Peut-être moins. Tu as beau chercher, tu ne sais plus. Tes souvenirs se mêlent. Surtout ceux des dernières semaines. Tout reste confus.

Tes chaussures de randonnée pèsent des tonnes. Celles que tu avais achetées pour crapahuter le dimanche avec tes amis du club. Vous partiez pour de longues marches sur les chemins de cette campagne vallonnée que tu apprécies tant. Pendant les vacances, vous parcouriez les fameux GR. Sac sur le dos, bâton à la main.

Les passants t’ignorent. Tu es devenu invisible. Mais tu ne leur en veux pas, car tu étais comme eux il n’y a pas si longtemps. Tu détournais le regard. Tu pressais le pas. Tu jouais au type occupé qui n’a pas le temps de s’arrêter deux minutes pour explorer son porte-monnaie. Bien sûr, tu avais des remords. Tu te promettais de donner une pièce, la prochaine fois. Puis tu t’engouffrais dans ton immeuble en verre. D’importantes tâches t’attendaient. Dans un bureau. Devant un écran. Des chiffres à aligner. Des courriers à envoyer. Des réunions à tenir. Tu te sentais indispensable, irremplaçable…

Tes boyaux grognent. Ton estomac se retourne comme un gant. Tes intestins se nouent. Tu as faim. L’eau que tu as bue à la fontaine du parc n’arrive pas à te remplir.

Tu essaies de penser à autre chose.

À ton fils. Il a dû grandir depuis le temps. Cela fait des mois que tu n’as plus pris de nouvelles. Tu as trop honte. Tu voulais l’épargner, lui éviter le spectacle d’un père qui sombre dans la déchéance. Alors tu as coupé les ponts, préférant passer pour un salaud. Un père salaud, on lui trouve des excuses. Mais pour une loque, on ressent de la pitié.

Plus tard, il comprendra.

Car ta situation actuelle ne peut être que provisoire. Tu traverses une mauvaise passe. Un boulot t’attend sûrement quelque part, avec un logement et tout ce qui permet à un homme de préserver sa dignité. Tu pourras alors demander la garde de ton fils. Rattraper le temps perdu.

Mais pour l’instant, tu ne sais pas comment faire. C’est aussi bête que ça. Tu voudrais t’en sortir par toi-même. Par ta seule volonté. Tu as toujours pensé qu’il suffisait de vouloir pour y arriver.

Tu traînes ton orgueil comme un boulet. C’est plus fort que toi. Tu voudrais faire autrement. Avoir la force de reconnaître tes échecs. Demander de l’aide. Oublier ta fierté.

Comme tout le monde, tu as entendu parler des services sociaux, des foyers, des associations, mais tu rechignes à les contacter. Tu n’as jamais eu besoin de personne. Ce n’est pas maintenant que ça va commencer.

De toute façon, ce n’est pas le moment. Tu es trop fatigué. Trop sale, surtout. La crasse s’est incrustée dans les pores de ta peau. Tu sens la charogne. Tu pues.

Jusqu’à hier, tu dormais dans ta voiture, immobilisée, faute d’essence. Ce n’était pas l’idéal, mais tu avais au moins l’impression de rentrer chez toi, le soir, après ta journée d’errance. Mais elle a été embarquée. Sûrement par la fourrière. Quelqu’un avait dû se plaindre de sa présence. Un véhicule qui ne roule pas attire l’attention. Il dérange.

Tu serres ton sac à dos contre toi. Il contient le peu qui te reste. Ton duvet. Un rasoir aux lames usées. Du savon. Une bouteille d’eau. Quelques paperasses. Ta carte de crédit qui ne sert plus à rien. Ton chéquier inutilisable. Un livre. Ton téléphone. Et un bric-à-brac d’objets hétéroclites qui te rattachent au passé.

Tu penses à recharger ton téléphone. Quelqu’un a peut-être laissé un message. Tu peux toujours rêver. Tu veux surtout pouvoir appeler. Au moins en cas d’urgence. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Un regard mal interprété. Une remarque déplacée. Un geste inapproprié. La situation peut rapidement déraper.

Tu pourrais te mettre en quête d’une prise électrique. Chez un commerçant. Dans un bar. Ou ailleurs. Tu aurais au moins l’impression de ne plus être exclu, de faire partie de la société. Ne serait-ce que quelques heures.

Mais tu refuses de quitter ton banc. Ici, tu te sens vivant. Tant que la ville s’agite. Tu appartiens à la foule des citadins. Même si tu restes à la marge.

Le flot des passants s’intensifie. C’est l’heure de pointe. Les bus se croisent. Les retardataires courent. Bientôt, chacun occupera la place qui lui a été assignée.

Un balayeur te contourne en râlant. Tu ne comprends pas ce qu’il raconte si ce n’est qu’il semble en vouloir à la terre entière. Une pelle dans une main, un balai dans l’autre, il ramasse les détritus. Jamais auparavant tu ne l’avais remarqué. Il se voit pourtant de loin avec son joli gilet jaune fluo.

Même lui t’évite.

Ton ventre continue à protester. Tu n’as pas réussi à oublier ta faim. Merde.

Tu comptes mentalement les pièces qu’il te reste. À peine quelques centimes. Pas de quoi t’offrir une demi-baguette. Tu rêves d’un croissant, ou d’un pain au chocolat. Avec un café bien chaud. Et du miel. Tu adores le miel doré qui coule sur les tartines. Pas n’importe lequel. Celui que tu achetais chez un ami apiculteur. Un ami ? Non, plutôt une connaissance. Un ami ne vous laisse pas tomber à la première occasion. Il vous soutient. Vous offre le couvert, le gîte. Il ne vous pique pas votre femme.

Tu divagues. Le manque de sommeil commence à se faire ressentir. Tes pensées s’effilochent. Et cette faim qui t’envahit.

Tu n’es pas prêt à tendre la main. Pas encore. Tu sais que le moment viendra où tu n’auras plus le choix. Ou tu basculeras définitivement de l’autre côté. Celui des va-nu-pieds. Tu perdras ta fierté, ta dignité. Tu devras te battre pour survivre. Contre les autres. Contre les chiens et les rats. Tu videras les poubelles. Tu picoleras pour te réchauffer. Ta peau recouverte de croûtes te démangera. Ton visage se déformera. Attaqué par la vermine, le gel. Asséché par le vent ou le soleil. Tu interpelleras les passants dans la rue. Tu les insulteras.

Pour l’instant, tu veux profiter du peu d’espoir qu’il te reste. Cette petite flamme que tu t’efforces d’entretenir. Jusqu’à quel point ?

Un vol de pigeons te frôle. Ils sont nombreux dans le coin. Toujours à l’affût d’une miette. Il suffit de voir la couche de fiente qui tapisse le sol pour s’en rendre compte. Ils n’ont pas peur de toi. Tu fais partie du paysage.

Déjà, tu n’oses plus croiser le regard des gens. Tu te contentes de leurs pieds. Ton humanité fout le camp.

C’est alors que deux bottines se plantent devant toi. Tu crois à une erreur. Tu les ignores. Une lycéenne te tend un sac en papier qui sort de la boulangerie. Tu hésites à t’en emparer. Elle insiste :

« C’est pour vous. »

Tu prends le sac. Elle tourne les talons.

Le parfum des croissants te retourne les entrailles.

Tu pleures.

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