Le mystère de la pointe aux phoques épisode 11

Le mystère de la pointe aux phoques — épisode 11

‒ Excusez-nous pour ce retard, bafouille Virginie qui vient de débouler en trombe dans la salle du restaurant.

Autour des tables dressées, les protagonistes de l’af­faire Choupette sont présents. L’impatience se lit dans les re­gards.

‒ Un incident nous a bloquées sur la route, continue-t-elle. Un arbre a écrasé la voiture qui nous précédait. À quelques secondes près, il était pour nous. Quel risques avons-nous de recevoir un tronc sur le capot ? Je peux vous assurer qu’il existe. Pour couronner le tout, le GPS a fait des siennes. Il nous a fait passer par des coins pittoresques. Un itinéraire farfelu.

Que représentent trente minutes dans une vie ? Pas grand-chose. Quelques pages d’un livre ? Une file d’attente dans un cinéma ? La possibilité de découvrir, de rencontrer, d’élargir son horizon ?

Après leur déjeuner, Charlotte et Virginie avaient cuvé leur vin sur un banc à l’ombre d’un magnifique magnolia aux fleurs exubérantes. Au bout d’un moment, Charlotte était sortie de sa torpeur. Une tournée des boutiques s’impo­sait. Elle cherchait un pull en prévision de l’hiver prochain. En dépit de la chaleur, après plusieurs essayages, elle avait jeté son dévolu sur le noir à rayures rouges. Un achat qu’elle avait complété avec une classique marinière blanche et verte.

Virginie avait alors décidé de rentrer à l’hôtel. L’en­quête devait être bouclée. Une volte-face que sa compagne avait accueillie avec humour :

‒ Tu vas être à la bourre.

‒ Mieux vaut tard que jamais.

Elles avaient quitté la cité balnéaire avec regrets en promettant d’y revenir à la première occasion.

‒ Je dois avouer que je n’ai pas étudié le dossier, re­connaît l’enquêtrice. Je vous rappelle que je ne suis pas dé­tective, mais autrice de romans. Mes conclusions ne seront donc qu’approximatives. Je ne détiens pas la vérité. J’ai ac­cepté cette mission pour rendre service à madame Lamirale, la directrice de l’hôtel.

En guise d’acquiescement, l’intéressée cligne des pau­pières. Contrairement aux clients, elle a choisi de rester de­bout, à l’instar de Julien Taloche, le réceptionniste.

‒ J’espère que vous serez indulgents, ajoute Virginie.

Les trois Grâces, regroupées autour d’une table ronde, murmurent des paroles inaudibles. Devant elles, six verres vides témoignent d’une attente trop longue. Comme un re­proche.

‒ Pour commencer, je tiens à vous remercier pour votre collaboration. Vous avez tous accepté de répondre à mes questions et vous êtes tous présents. Rassurez-vous, je serai rapide.

‒ Madame Laquiche, annonce Virginie. Je vais es­sayer de résumer les faits. Ce matin, comme chaque jour, vous êtes descendue à l’accueil pour récupérer la nourriture de votre chienne. Après lui avoir servi dans votre chambre, vous êtes allée prendre votre petit-déjeuner. À votre retour, Choupette était inanimée.

‒ Empoisonnée, rectifie madame Laquiche en sanglo­tant. Quelle horreur ! Comment peut-on faire une chose pa­reille ?

‒ C’est ce que nous allons essayer de comprendre.

Charlotte fait alors une entrée fracassante dans la salle. Le plateau qu’elle transporte échappe de peu à la chute. Il penche à droite, à gauche, se rétablit pour finale­ment atterrir sur la table de la famille Sylvanovitch. Les en­fants sont ravis. Ils se jettent sur l’assortiment de pistaches et de noix de cajou.

Charlotte dépose ensuite une planche de charcuterie devant le couple de trentenaires et de la chiffonnade de jam­bon cru entre les verres vides des trois Grâces. De quoi nour­rir un régiment.

‒ Je vous amène de quoi grignoter !

‒ Qui vous a permis ? s’insurge la directrice.

‒ Je me suis servie, reconnaît l’assistante. J’ai trouvé la charcutaille dans le frigo. Personne ne m’en a empêché.

‒ N’importe qui peut y accéder, constate Virginie.

Charlotte s’écarte, un bol de chips à la main.

‒ Je vais essayer de rétablir la chronologie des faits, annonce Virginie. Hier soir, aux alentours de vingt heures quarante-cinq, vous avez confié le sac qui contient la nourri­ture de votre chienne à Julien.

‒ Vous avez vu comment il m’a accueillie ? s’emporte Josiane Laquiche. Vous êtes témoin.

Virginie se tourne vers le réceptionniste :

‒ Vous n’avez pas été aimable. C’est le moins qu’on puisse dire. J’ai même failli intervenir.

‒ J’étais débordé, se défend Julien Taloche, les bras croisés sur la poitrine. Elle bloquait l’accueil.

‒ Ce n’est pas une raison pour empoissonner Chou­pettte, s’emporte Josiane Laquiche.

‒ Je ne vais pas prendre le risque de perdre mon bou­lot pour un chien. J’étais un peu agacé, d’accord. Mais pas au point de zigouiller un animal.

‒ Je sais, l’interrompt Virginie. Vous faites tout dans cet hôtel. Les cimetières sont remplis de personnes qui se croyaient indispensables.

Le réceptionniste avale les paroles qu’il s’apprêtait à prononcer.

‒ Que contenait le fameux sac ? demande Virginie à l’adresse de madame Laquiche.

‒ Des boîtes de conserve. Des boulettes de viande.

‒ Des boulettes de viande ? s’étonne l’enquêtrice.

‒ Préparées par mon boucher.

‒ Que vous avez transportées jusqu’ici ? Elles sont en­core fraîches ?

‒ Je fais très attention. Vous m’accusez de servir de la nourriture avariée à ma chienne ?

‒ C’est juste une question. J’essaie de regrouper les éléments.

Tout en parlant, Virginie passe d’une table à l’autre. Elle se rapproche du couple de trentenaires pour s’emparer d’une tranche de saucisson.

‒ Hier soir, vers dix-neuf heures, vous vous trouviez exactement à cette place ?

‒ Tout à fait, répond Nicolas Grisette.

La détective contemple la baie vitrée.

‒ D’ici, vous pouvez voir ce qui se passe dans le jar­din.

Puis elle se tourne vers Édith Froment.

‒ Vous m’avez signalé que le wifi fonctionnait mal hier soir.

‒ Je n’arrivais pas à me connecter, affirme l’intéres­sée.

‒ Qu’avez-vous fait ?

‒ Je suis descendue me plaindre à l’accueil. Le récep­tionniste…

‒ Julien ?

‒ Il ne voulait rien savoir. Il ne me croyait pas. J’ai dû insister. Il a fini par venir vérifier dans ma chambre.

‒ Le wifi fonctionnait correctement, prétend Julien Taloche.

‒ C’est faux ! s’insurge madame Froment.

‒ Il faut juste savoir l’utiliser.

‒ Oh ! Je ne vous permets pas.

‒ Vous vous étiez trompée dans le mot de passe. Vous aviez confondu les minuscules et les majuscules.

Virginie s’interpose entre les deux interlocuteurs. Elle se penche sur la table des trois Grâces.

‒ Madame Morteau. Vous avez regardé la télé dans votre chambre ?

‒ En effet.

‒ Cuisine et chansons, je crois. Cette émission vous a plu ?

‒ Elle m’a aidé à dormir.

‒ Vous avez utilisé une tablette pour la voir ?

‒ Je ne connais rien à ces appareils.

‒ Donc, vous vous êtes contentée du téléviseur de la chambre.

La table des Sylvanovitch ne s’est pas calmée. Les en­fants chahutent, se disputent sous le regard sombre de leur père. Virginie en profite pour gober des noix de cajou avant de se lancer dans une opération délicate : décortiquer une pistache. Celle qu’elle choisit résiste. Ses ongles pourtant à s’insérer dans la fente pour en séparer les deux parties.

‒ Madame Sylvanovitch, commence la détective. Hier soir, à vingt et une heures quarante-cinq, vous avez entendu un bruit dans le couloir.

‒ Je entendre porte claquer.

‒ Une fois ?

‒ Deux fois. Porte claquer encore plus tard.

‒ Longtemps après.

‒ Pas longtemps. Un quart heure.

‒ Vous avez une idée de la chambre ?

‒ Chambre dame, précise la femme syldave en mon­trant Julie Morteau de la main. Chambre côté à notre.

Les gosses n’ont pas cessé de s’empiffrer. Virginie les observe un instant.

‒ Encore une question, annonce-t-elle. Vos enfants ont besoin de bouger. C’est normal. Dans la journée, ils se baignent dans la piscine. Mais le reste du temps, vous les oc­cupez comment ? Hier soir, par exemple, ils ont regardé la télé ?

Madame Sylvanovitch éclate de rire.

‒ Pas télé hier. Télé hôtel cassée.

‒ Merci beaucoup.

La détective s’adresse alors à Julien Taloche :

‒ Je boirais bien quelque chose. Un verre de vin blanc serait parfait.

‒ Ou une bouteille, rectifie Charlotte.

‒ Nous vous laissons choisir.

Le réceptionniste s’éclipse, satisfait de quitter la salle. Virginie en profite pour rejoindre Charlotte à leur table. Jouer à la détective l’amuse. Poser des questions. Utiliser les silences. Ménager ses effets. Se tenir au centre de l’attention. Un étrange sentiment l’envahit. Un mélange de puissance et de plaisir. De cette expérience, elle saura peut-être tirer une histoire.

Déjà, le réceptionniste est de retour, une magnifique bouteille entre les mains. Bientôt, le nectar doré coule dans les verres.

‒ Parfait ! déclare Virginie après avoir goûté le breu­vage, aussitôt approuvée par Charlotte.

En deux enjambées, la détective revient au centre de la salle, les papilles encore imprégnées de vin.

‒ Quoi qu’il advienne, je tiens à répéter que j’ai pris beaucoup de plaisir à mener cette enquête. Je vous remercie d’avoir répondu à mes questions alors que rien ne vous y obligeait.

Ceci dit, elle se plante devant la table du couple de trentenaires.

‒ Un détail me chiffonne, s’excuse-t-elle. Hier, vers dix-neuf, vous vous trouviez donc à cette table. Pouvez-vous nous dire ce que vous avez vu ?

‒ Mesdames Froment et Morteau cueillaient des baies rouges dans le jardin, déclare Adélaïde Latrique.

‒ Je vous remercie pour cette précision. Ces baies sont toxiques pour les humains. Elles peuvent déclencher des troubles graves. J’ignore l’effet qu’elles ont sur une chienne de petite taille.

Puis, s’adressant à la table des trois Grâces.

‒ Donc, hier, vous avez cueilli des baies toxiques, vers dix-neuf heures. À vingt et une heures trente, madame Fro­ment est descendue à l’accueil pour se plaindre du wifi. Elle a tellement insisté que Julien, le réceptionniste s’est senti obligé de monter vérifier sur place.

L’enquêtrice s’écarte, revient vers sa propre table. Tous les regards sont braqués sur elle.

‒ À cette heure là, j’étais moi-même en train de cher­cher des informations sur les phoques et je peux vous assurer que le wifi fonctionnait parfaitement.

Elle déguste le contenu de son verre avant de pour­suivre :

‒ Madame Morteau a profité de cette diversion pour se glisser dans la cuisine. Elle a introduit les baies rouges dans les boulettes de viande de Choupette. Elle n’a pas pu regarder la télé comme elle le prétend, car, contrairement au wifi, le service était en panne.

‒ Comment avez-vous pu ? s’exclame Josiane La­quiche en se levant brusquement. Vous êtes mes amies !

‒ Des amies, des amies, c’est vite dit, déclare Édith Froment.

‒ On en avait ras le bol de ta peluche, ajoute Julie Morteau. Choupette par ci ! Choupette par là ! On ne pouvait rien faire sans cette satanée bestiole.

‒ Elle a toujours un pet de travers.

‒ C’est pire qu’un môme.

‒ Un gosse au moins, ça change, ça évolue.

‒ Mais pas ton rat.

‒ Nous devons tout organiser en fonction de son état de santé.

‒ Un jour, elle a mal aux dents. Le lendemain, elle fait caca mou.

‒ À la longue, ça lasse !

Madame Laquiche recule, horrifiée.

‒ Vous avez assassiné Choupette ! hurle-t-elle.

‒ On voulait juste la rendre un peu malade, explique madame Froment.

‒ C’est pas notre faute si elle était fragile.

Josiane Laquiche s’adresse alors à la directrice :

‒ Je ne mettrai plus les pieds dans cet établissement.

‒ Nous non plus ! s’exclament en chœur ses deux an­ciennes amies.

Françoise Lamirale grimace. Son hôtel vient de perdre trois fidèles clientes. Elle aurait mieux fait de ne pas récla­mer d’enquête. Julien Taloche ricane. Cette conclusion l’amuse. La famille Sylvanovitch s’impatiente. Les enfants commencent à s’agiter. Les noix de cajou n’ont pas apaisé sur faim. Madame Latrique sourit, imitée par son compa­gnon. Qu’ont-ils prévu pour ce soir ?

Soudain, la porte s’ouvre sur Ludivine, la femme de chambre qui tient une boule de poils blancs dans ses bras. Aussitôt, l’animal s’anime, s’agite, jappe.

‒ Choupette ! s’exclame Josiane Laquiche en se préci­pitant sur la peluche.

‒ Votre chienne se porte comme un charme, constate Virginie..

‒ Alors que je travaillais à votre étage, des clients se sont plaints, explique Ludivine. Des aboiements provenaient de votre chambre. J’ai utilisé mon passe.

‒ Elle a dû faire un gros dodo, suppose Virginie. Les baies ne sont pas aussi toxique que ça.

S’ensuit une série de papouilles, de baisouilles, de lè­chouilles. Des larmes de joie coulent sur les joues de Josiane Laquiche.

‒ Cette fois, vous pourriez peut-être l’amener chez le vétérinaire, conseille Virginie avant de se tourner vers les deux coupables :

‒ Mesdames, vous faites de piètres meurtrières. Grâce à vous, nous nous sommes bien amusés. Bon appétit !

Image par Steve Buissinne de Pixabay

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Episode 10

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