Édith Froment ne semble pas affectée par la situation. Elle pose sa tablette sur la table, devant elle, un large sourire aux lèvres.
‒ Vous l’utilisez souvent, constate Virginie en montrant l’appareil.
‒ C’est ce que me reprochent mes enfants et mes petits enfants.
‒ Vous fréquentez les réseaux sociaux ?
‒ Tout le temps. Je poste des photos, des commentaires. J’alimente mon blog. Je donne mon avis sur les sujets qui me préoccupent. Je publie des conseils de lecture et des recettes de cuisine. C’est passionnant ! Je place aussi des produits, pour mettre du beurre dans les épinards.
Virginie s’esclaffe. Quels articles vend cette vieille femme ? Des déambulateurs ? Des cannes anglaises ? Des bigoudis ?
‒ Vous êtes une influenceuse, fait-elle.
‒ J’ai développé une petite communauté. Ils me suivent partout. C’est génial.
‒ Une vraie geek.
‒ Faut rien exagérer. Les nouveautés m’ont toujours intéressée. Ça empêche de vieillir. Je peux faire un selfie ?
‒ Avec plaisir.
La tablette à bout de bras, Édith Froment choisit son cadre avec minutie, face aux fenêtres pour éviter les contre-jour. Elle immortalise l’instant, le grave dans la mémoire de son appareil, le diffusera sous peu.
‒ Les copines vont être épatées, s’enthousiasme-t-elle en visualisant le résultat. Ce n’est pas souvent qu’on croise une célèbre écrivaine.
Virginie se verse une tasse de café.
‒ Vous en voulez ?
‒ Non merci. C’est gentil. Vous souhaitiez me parler ?
Virginie opine, survole le cahier, retrouve le fil de ses réflexions.
‒ La directrice m’a demandé de mener une petite enquête sur la mort de Choupette.
Édith Froment pouffe.
‒ C’est amusant.
‒ Vous trouvez ?
‒ Tout ce cirque pour une bestiole. C’est un peu exagéré, vous ne pensez pas ? Elle aurait bien fini par claquer un jour ou l’autre.
‒ Vous n’êtes pas très compatissante.
Madame Froment hausse les épaules.
‒ Cela fait longtemps que vous connaissez madame Laquiche ?
‒ Une quinzaine d’années. Nous nous sommes rencontrées pendant un stage de spéléo.
‒ De spéléo ?
‒ J’adore ça. Maintenant, c’est devenu difficile. Je pratique toujours la randonnée. La semaine prochaine, je vais passer une nuit en montagne dans un refuge. Ce sera plus excitant qu’ici. On ne croise que des vieux.
‒ Je peux demander votre âge ?
‒ Quatre-vingt-huit ans et des poussières.
Le son d’un gong interrompt la conversation.
‒ Une notification, annonce l’influenceuse. Continuez. Je la lirai plus tard.
À nouveau, Virginie consulte ses notes. Cette femme l’intrigue. Elle n’entre pas dans les cases, n’agit pas comme devrait le faire une personne de sa génération.
‒ Et madame Morteau, vous l’avez rencontrée pendant un stage de plongée ? tente l’enquêtrice.
‒ En effet ! Vous êtes perspicace. On se fréquente depuis longtemps. Nos maris travaillaient dans la même boîte. À leur mort, nous nous sommes rapprochées. Nous partions en vacances dans des clubs. On draguait les maîtres nageurs.
Nouvelle sonnerie. Cette fois Édith Froment ne peut pas résister. Elle se jette sur sa tablette.
‒ Qu’avez-vous fait hier soir après le dîner ? demande Virginie.
‒ Comme s’il y avait quelque chose à faire dans ce coin paumé ! Je suis remontée dans ma chambre, pardi. J’avais prévu de faire une visio. Mais le wifi était en panne. Je suis descendue me plaindre à l’accueil.
‒ Vous auriez pu téléphoner.
‒ Je voulais obliger le réceptionniste à se déplacer pour constater le dysfonctionnement. Si je l’avais appelé, il ne serait jamais venu. Moins il en fait, mieux il se porte.
‒ Ça a marché ?
‒ Bien sûr. Je sais me montrer persuasive.
‒ Et alors ?
‒ Si vous lui demandez, il vous dira que tout était normal. C’est faux. Je n’arrivais pas à me connecter.
‒ Vous vous souvenez de l’heure ?
‒ Vers vingt et une heures trente, l’heure prévue pour la visio.
‒ Vous l’avez faite ?
‒ Ba non, puisque le réseau ne fonctionnait pas. J’ai regardé la télé. Cuisine et chansons, vous connaissez ?
‒ Pas du tout.
‒ Les candidats doivent savoir cuisiner et chanter. Cela ne vole pas haut. Ce genre de programme aide à s’endormir.
Virginie pose le stylo sur la table. Son stock de questions est épuisé. La liste des interrogatoires à mener diminue. En tête figure Julie Morteau, la troisième grâce, suivie par la famille syldave. Une pause s’impose.
‒ Pourquoi venez-vous ici régulièrement ? conclut-elle.
‒ C’est une habitude. Je préférerais partir ailleurs.
Elle soupire avant de reprendre :
‒ Josiane refuse. Elle ne veut pas risquer de perturber sa chienne.
‒ Rien ne vous oblige à voyager toutes les trois ensemble.
‒ C’est vrai.
‒ Vous allez pouvoir changer de destination.
‒ Sans aucun doute. Je peux disposer ?
‒ Je vous remercie.
Édith Froment prend congé, trottine jusqu’à la porte, sa tablette sous le bras. Difficile de l’imaginer en train de draguer des maîtres nageurs.